Le film de Jutra est étonnant. À la limite de l’expérimental, on retrouve certaines idées du cinéma-vérité (utilisation du zoom pour aller chercher les acteurs dans le plan, cadre instable par exemple) et quelques marqueurs « Nouvelle Vague » française (comme l’utilisation répétée du jump cut) donnant au film un caractère étrangement documentaire. D’autant plus que les personnages (dont celui que joue Jutra lui-même) ont gardé les prénoms de leurs interprètes. Il me semble que c’est justement par le montage que naissent les émotions autour de ce couple dont l’harmonie se désagrège au fur et à mesure, le personnage principal refusant de céder sa liberté à cet amour sulfureux, en proie aux idées conservatrices de l’époque. Les jump cuts sont comme des fragments de gestes retenus, d’éclats de rire, de regards jetés, resserrant sur les instants révélateurs, les temps forts volés à ces corps aimants, vivants, (qui ne sont pas forcément des temps à proprement parler actifs). Dans le jump cut se joue le changement d’humeur, le geste nouveau, la parole nouvelle, ce qui donne l’impression d’une volatilité, d’une inconstance chez les personnages, ou bien sont-ce les images analogiques de sauts de la pensée allant d’une idée à l’autre sans qu’il est besoin que cela se traduise par un développement raisonnable et bien dessiné. Les voix sont comme dispersés dans l’air ambiant: on attrape de temps en temps les pensées d’un personnage, incohérentes, mélangées, parfois cruelles dans la manière qu’elles ont d’être sincères, sans filtre, intransigeantes. Lorsque les personnages se parlent, quelque chose d’aérien et d’onirique se dégage de leur conversation: effet produit par le son décalé par rapport à l’image, donnant l’impression que ces voix sont parfois détachées des corps auxquels elles sont censées appartenir ; qu’une histoire des corps amoureux se joue sous nos yeux à un premier niveau et qu’au-dessus, ce sont les voix qui se rencontrent, se touchent, se cherchent. Enfin, le très beau thème musical du film ajoute une poésie indéniable aux scènes d’amour entre Joanne et Claude, comme une rengaine nostalgique et mélancolique à la fois, renvoyant au commencement et à la fin de cet amour, comme un crépuscule, et dont la scène du shooting photo dans le parc apparaît comme la trace gardée d’un souvenir heureux, au plus fort de la relation de ce couple beau comme il est hasardeux. Les gros plans sur l’actrice Joanne souligne la beauté et la sensualité de l’actrice, telle qu’elle apparaît à Jutra la première fois dans une soirée à laquelle ce dernier se rend sans enthousiasme pour échapper au travail, à l’ennui.

Ga_bri_elle
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le 4 mars 2021

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