On décèle assez facilement une thématique bien précise dans les derniers films de James Gray : le voyage. Que ce soit dans The Immigrant, The Lost City of Z, ou ce Ad Astra, les distances s’allongent mais l’idée reste la même. Le voyage en question est toujours géographique mais aussi psychologique, ce qui concorde d’ailleurs avec la sortie en grandiose 4k du Final Cut d’Apocalypse Now, influence assumée par le cinéaste. Dans The Immigrant, il était question de la difficulté, du sacrifice que cela implique. Dans The Lost City of Z, c’était le concept même d’aventure, dévoreuse des hommes, qui était au cœur du film. L’esthétique défendue par Gray lie autant les deux œuvres que la psyché des personnages et le grandiose du trajet.


Ad Astra s’inscrit donc parfaitement dans cette sorte de trilogie. Toutefois, aux premiers abords, un peu de cette subtilité semble s’être évaporée. Le ton du film glisse progressivement du spectaculaire le plus frontal au psychologique pur, accompagné par une voix off très présente. Trop au goût de certains. Mais pourquoi se limiter à ça ?


Dans Ad Astra, le voyage est vertical. C’est un saut dans le vide. Cela apparaît brutalement dès les premières minutes, et pour cause : la scène d’introduction enterre 90 % du cinéma catastrophe récent. Roy McBride chute, et il n’en finira pas de tomber. Dans The Lost City of Z, il s’agissait de se rapprocher de l’inaccessible au point d’atteindre le point de non-retour. Dans ce nouvel essai, au contraire, le maître mot est l’éloignement. S’éloigner de la terre plutôt que de se rapprocher des étoiles. Et le cheminement par étapes que suppose le système solaire se prête plutôt bien à l’exercice.


Le personnage principal (impeccable Pitt) se lance donc dans une fuite effrénée. Il fuit la civilisation oppressive et frénétique. Il fuit ces conflits, il les traverse avec un flegme digne de Saitama lui-même. Las du monde moderne, indéniablement spectaculaire, il se dirige vers un espace, l’espace, où il pourra enfin être seul avec lui-même. Il cherche à échapper à une planète qui ne le stimule plus, comme le prouve son cardiogramme désespérément plat. Loin de l’aventurier à la recherche de frisson, sa quête est celle de la solitude.


Cette solitude, il va s’avérer qu’il la partage avec son père. La recherche de la vie extra-terrestre mise en avant par la promotion est en fait autant un prétexte que l’énième sauvetage de la terre en jeu. Les deux protagonistes n’aspirent qu’à s’éloigner toujours plus, ce qui va paradoxalement les rapprocher. Le père en a cependant plus conscience et sa disparition est moins un suicide qu’une plongée dans le lointain le plus extrême possible. Il devient l’homme le plus éloigné de ses semblables.


Le film se vit dès lors comme un trip qui opère un détachement entre l’homme et son environnement, de moins en moins peuplé. La vision du futur avancée ici, très crédible (nul doute que Subway réussira à s’implanter sur la lune un jour), passe petit à petit à l’arrière-plan. Notre anti-héros s’en échappe spatialement et visuellement, avec, il faut le reconnaître, un bol presque surnaturel. Il le dit lui-même : l’homme dévore les planètes. Alors s’échapper devient franchement difficile dans ce futur et on y parvient en sautant de planète en planète. La multiplication des gros plans relativise progressivement la présence d’un univers pourtant spectaculaire. Roy McBride, que ce soit grâce à son caractère détaché se jouant des rituelles évaluations psychologiques ou à sa mise en scène, se découpe sur son propre monde pour finalement le voir s’éclipser.


La première fois qu’il atteint cet objectif, rester seul avec lui-même, c’est dans un isolement permis par la pièce insonorisée, sur Mars. Son pouls dépasse enfin celui d’un poulpe. Juste après, il rencontre une femme qui elle s’est retrouvée naturellement isolée puisqu’elle n’est même pas liée à la Terre par le sol. Mais ça ne lui suffit pas: il continue à traverser ce monde froid en espérant en voir le bout.


Et quel monde ! La sublime photo de Hoyte van Hoytema, dans le prolongement des précédents films de Gray, honore un périple de plus en plus abstrait au fur et à mesure qu’il fusionne avec la psyché solitaire de McBride. L’usage du 35mm est en ce sens plus éclatant que jamais. On lit ici et là que Ad Astra est psychologique et contemplatif. Mais en fait, c’est la même chose. Pendant deux heures, la quête du vide est construite par le léger grain, les très efficaces effets spéciaux et la superbe bande originale du gars sûr Max Richter. Plus fort encore, le rythme du film ne pâtit jamais du glissement évoqué plus haut. Le voyage évolue mais reste soutenu, parfois très violent.


(être seul implique parfois de faire le ménage)


Finalement, il met le spectateur face à ce qu’il cherche lui-même dans le cinéma d’aventure ou de science-fiction. Ne parle-t-on pas du vide de l’image ? Il faut être seul avec soi-même pour trouver dans le voyage que constitue le visionnage d'un long-métrage quelque chose qui nous touche au fond de nous. Quelque chose qu’il faut parfois arracher à coups de gros plans.


C’est en tous cas ce qui arrive à Roy McBride. Sa quête lui révèle la vraie nature de sa relation avec son père, à qui il doit choisir de ressembler. Il rejoint ainsi les autres personnages de Gray. Ceux-ci cherchent, via leur épopée, à trouver – ou pas - ce qui les motivait vraiment à partir. A cet égard, à nous de juger comment finit réellement Ad Astra.


Si la vague (qualitative) de « hard SF » contemporaine ne nous avait pas atteinte avec tant de force, Ad Astra aurait peut-être pu s’imposer comme un film majeur du genre. En l’état, il constitue au moins un sacré jalon dans l’œuvre de son réalisateur. Un réalisateur qui ne semble en fait que magnifier l’adage : « It’s not about the destination, it’s about the journey ».

Jabo
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Liste DVDs et Blu-Rays et Les meilleurs films de 2019

Créée

le 19 sept. 2019

Critique lue 191 fois

1 j'aime

Jabo

Écrit par

Critique lue 191 fois

1

D'autres avis sur Ad Astra

Ad Astra
lhomme-grenouille
5

Fade Astra

Et en voilà un de plus. Un auteur supplémentaire qui se risque à explorer l’espace… L’air de rien, en se lançant sur cette voie, James Gray se glisse dans le sillage de grands noms du cinéma tels que...

le 20 sept. 2019

206 j'aime

13

Ad Astra
Behind_the_Mask
9

L'espace d'un instant

Il faut se rappeler l'image finale de The Lost City of Z : celle de cette femme qui franchit symboliquement une porte ouverte sur la jungle pour se lancer à la recherche de son mari disparu. Ce motif...

le 18 sept. 2019

175 j'aime

24

Ad Astra
Moizi
9

« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. »

Film absolument sublime, sans nul doute le meilleur Gray que j'ai pu voir et l'un des meilleurs films se déroulant dans l'espace. J'ai été totalement bluffé, je me doutais bien que le véritable sujet...

le 24 sept. 2019

120 j'aime

15

Du même critique

Quelques minutes après minuit
Jabo
3

Better call Saule

"L'héritier de Spielberg": cette expression est bien en vogue en ce moment dans la presse cinéma, que ce soit à propos du Midnight Special de Jeff Nichols ou de ce A Monster Calls. Mais en a-t-on...

Par

le 9 janv. 2017

25 j'aime

17

Assassination Nation
Jabo
7

Women at war

Si Assassination Nation était un nouveau biopic historique sur une femme forte, torché sans effort par un mec qui veut se donner bonne conscience, je vous aurais ressorti en introduction le rappel...

Par

le 18 nov. 2018

16 j'aime

We
Jabo
8

Summer Wars

We a l'avantage de ne pas mentir sur son titre, ou plutôt sur son sous-titre (Une odyssée d'été en quatre parties). Il raconte l'été de 7 jeunes adultes déterminés à passer les deux meilleurs mois de...

Par

le 12 déc. 2018

9 j'aime

2