Une fois n’est pas coutume, je vais faire une entorse à la ligne directrice que je m’étais fixée et vais, exceptionnellement, parler d’un film que je n’ai pas aimé. Je le fais rarement car ce qui me stimule le plus, lors de l’écriture de mes critiques, c’est l’idée de pouvoir communiquer à mes lecteurs l’enthousiasme et le plaisir que j’ai pu avoir au visionnement d’un chef-d’œuvre méconnu ou oublié et penser que peut-être, par la magie d’internet, j’aurai pu donner envie à quelques personnes d’aller voir ce film et ainsi participer à sa postérité. Ce ne sera pas le cas aujourd’hui : le film dont je vais parler ici n’est ni un chef-d’œuvre ni le fait d’un artiste marginal puisqu’il s’agit du dernier opus de Jean-Luc Godard.

Adieu au langage porte bien son nom car le langage n’y a effectivement plus aucun sens et apparaît comme sénile, en voie de résorption. Le propos est pompeux, pédant, toujours à contretemps, les monologues tentent vainement de se faire passer pour des dialogues mais ne trompent personne, et les personnages, inactifs, impuissants, pathétiquement bavards et vides, alignent les sentences définitives sur un ton inexpressif, dans l’incapacité totale d’écouter l’autre et de lui répondre avec à-propos. Le langage, toujours désincarné, toujours décontextualisé, n’est jamais mis en situation, il reste enfermé dans l’abstraction, et la seule fois où il en sort et daigne entrer en relation avec le réel, le contingent, le trivial, c’est pour tomber dans la scatologie – un personnage, assis sur les toilettes dans la position du penseur de Rodin, médite sur l’acte de chier qui rend tous les humains égaux face à la merde et conclut que « la pensée trouve sa place dans le caca ». Entre la pensée pure et le fond des chiottes, Godard ne trouve pas de juste milieu : le vieux marxiste a définitivement cédé aux sirènes de l’idéalisme dénoncé en son temps par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande…

De quoi meurt le langage ? De sa vacuité. Des mauvais jeux de mots, des citations de L’Être et le Néant que le cinéaste a sélectionnés, on le sent, en fonction de leur caractère abscons. « En fait, un fait ne traduit pas ce que l’on fait mais ce que l’on ne fait pas. » Tiens donc ? Fabrice Aragno, directeur de la photographie du film, présent à la projection où je me suis rendu à la Cinémathèque de Lausanne, nous a expliqué en introduction que l’objectif de Godard n’était plus vraiment cette fois de communiquer mais de communier. Pour la communication, en effet, on repassera. « Les mots, je ne veux plus en entendre parler ! » lance l’héroïne. Quelques minutes avant, une voix-off expliquait : « Bientôt, tout le monde aura besoin d’interprète pour comprendre les mots qui sortent de sa propre bouche. » Une prévision qui, pour les personnages de Godard, s’avère déjà d’actualité. Et au cas où ça ne suffirait pas, au cas où le fond du langage ne serait pas encore assez incommunicable, on prend soin d’obscurcir aussi la forme : débuts de phrase répétés plusieurs fois sans raison (comme si le preneur de son n’avait pas pris la peine de choisir la meilleure prise et s’était contenté de les aligner), grésillements, variations agressives de volume, constants passages du son mono au son stéréo, élocution laborieuse, dialogues sans rapport entre eux se chevauchant les uns les autres, phrases brusquement coupées dans leur développement puis reprises plus loin. La musique est maltraitée de la même manière : on assassine en vol la 7e Symphonie de Beethoven, empêchant ainsi tout embryon d’atmosphère de s’installer, on répète à chaque début de scène les quelques notes introductives d’une œuvre classique dont on n’entend jamais la suite. Une scène montrant Mary Shelley écrire au bord du lac Léman s’attarde sur le crissement insupportable de sa plume d’oie mal taillée sur une page de carnet qui semble aussi dure qu’une ardoise. Un vrai massacre, tant pour l’esprit que pour les oreilles.

Du côté de l’image, c’est peut-être pire encore : absence totale d’unité esthétique, impression générale d’un brouillon sans cohésion et sans possibilité d’en tirer la moindre synthèse, ralentis saccadés, images polarisées, couleurs saturées. Et surtout une 3D expérimentale qui fait saigner les yeux. L’expérience est très désagréable sur le plan ophtalmologique mais il faut tout de même relever que le traitement de la 3D a le mérite de l’originalité et qu’aucun film à ma connaissance n’a été tourné de cette manière-là. Le réalisme des premiers plans, filmés vraisemblablement avec une caméra numérique usuelle, surprend par le fait qu’on a rarement vu la technologie du relief appliquée à des images si ordinaires, si proches de la vision d’un œil au quotidien, des images non-hollywoodiennes, non-artificielles, non-artistiques, qui pourraient être sorties du téléjournal ou d’un film de vacances mais qui, c’est là toute la différence, nous apparaissent ici en trois dimensions. Godard, qui n’est pas à une faute de goût près, ose ensuite – je ne vois pas d’autre mot que oser – des images en surimpression, nous rappelant les heures les plus sombres des années quatre-vingts. La surimpression est déjà un effet très laid en soi, mais imaginez-vous ce que cela peut donner en 3D ? Or, soyons honnête, c’est justement là que se situe la meilleure trouvaille technique du film : cette image-là est irregardable, le seul moyen de la filtrer consiste à fermer un œil, et on réalise alors que, selon qu’on ferme l’œil gauche ou l’œil droit, on voit une image différente. L’interactivité est poussée à son comble, le spectateur est amené à faire son propre montage en clignant des yeux. A défaut d’être génial, c’est assez ludique.

L’histoire – vaut-il seulement la peine d’en parler ? Un certain M. Davidson pontifie en compulsant des livres assis sur le côté de la rue, citant Ellul, Sartre ou Soljenitsyne, feuilletant des reproduction de Nicolas de Staël ; des bandits en Mercedes tirent des coups de feu ; des bateaux sur le lac sont filmés du côté de Vidy ; un couple se forme et se dispute, et un chien, prénommé Roxy Miéville, passe et repasse dans la campagne et dans l’appartement, s’ébrouant dans la neige ou s’abreuvant dans la rivière jusqu’à la scène finale où il marche sur un sentier de forêt alors que les oreilles du spectateur sont agressées par une version tonitruante de Malbrough s’en va-t-en guerre. Pas de quoi en faire un fromage.

S’il fallait sauver un seul plan, un seul instant de grâce dans cet océan de grisaille, ce serait celui d’une chambre obscure avec une fenêtre ouverte sur un champ de tournesols ensoleillé, très jolie transposition de Van Gogh. Le reste est désespérant de prétention et de laideur. La beauté est synthèse mais Godard fait en permanence de la déconstruction, intellectualisant son propos à outrance et empêchant toute émotion de survenir. Il pousse l’obsession de l’avant-garde jusqu’à la nausée et pourtant il a déjà tout d’un vieux con puisqu’il s’obstine… à déconstruire – comble de la désuétude mais marqueur de sa génération. Il se dévoile peut-être dans cette parole d’Antigone qu’il cite plusieurs fois dans le film : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur, la vie qu’il faut aimer coûte que coûte. Moi je suis là pour autre chose. Je suis là pour vous dire non et pour mourir. » Il n’est en effet pas venu pour nous plaire mais plutôt pour nous faire un doigt d’honneur. Celui qui fut un des grands cinéastes du siècle passé ressemble ici à un capitaine qui, sentant sa fin venir, aurait décidé de saborder son bateau pour entrainer tout l’équipage avec lui dans les abysses. Un artisan qui, rendu fou par l’orgueil et par l’amertume, aurait décidé de briser définitivement son instrument de travail dans l’espoir pervers que rien de tout cela ne lui survive – ni le cinéma ni le langage. Godard nous rejoue Le Mépris mais cette fois au sens littéral : son film est une très inélégante expression de mépris à l’égard de son art et à l’égard de son public, un adieu à la carrière qui prend la forme d’un pogrom esthétique. Néron brûlant Rome mais demeurant désespérément stérile. Après lui le déluge.
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le 24 mars 2015

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