"After Hours" est un Scorsese d'exception, relatant la nuit loufoque de Griffin Dunne (auparavant aperçu dans "Le loup-garou de Londres") dans le quartier de Soho, véritable nid à perdition de New York. Partant d'un psychédélisme extravagant au sujet d'une rencontre incongrue, l'ensemble évolue inextricablement vers la destruction mentale de toute structure logique, à la fois chez le pauvre informaticien qu'interprète Dunne, mais aussi chez le spectateur, en proie à une confusion des plus profondes : on est finalement mené à considérer tout cela comme n'étant qu'absurde, surréaliste, drolatique au pire des cas.
Le film se laisse regarder, presque comme une toile mobile, incessante, qui serait programmée en fonction du temps qui passe, inexorablement ; comme une espèce d'horloge déréglée & perturbante, dont les heures défilent sans toutefois être convaincantes (la relativité, que voulez-vous ?). On peut considérer sans problème que cette nuit-là n'est qu'une échappatoire empruntée par Dunne, coincé dans la monotonie de son boulot, passionné par la curiosité désabusée de ce Miller sans le sou dans son "Tropique du Cancer", estampillé fou & terrassé par la fatigue & le désarroi. Dunne se retrouve face à l'incompréhension dans un milieu où pourtant l'interprétation & la subjectivité sont prioritaires ; ainsi, probablement à cause de son métier d'informaticien le plongeant dans la logique implacable, il perd la tête & s'enfonce peu à peu dans une spirale infernale, ne parvenant pas à se sortir de ce monde qui lui est particulièrement méconnu (sa passion pour le livre de Miller montre à quel point l'homme est oppressé par sa vie insipide). Même lorsqu'il essaie de raconter ses malheurs au seul homme qui daigne l'accueillir, il ne parvient pas à organiser ses pensées & tout paraît en somme illogique.
Tout ce beau foutoir porte à croire à un cauchemar, & c'est une supposition qui n'est pas inintéressante : Dunne est comme damné, n'ayant pas un rond, à errer dans ces rues qui lui sont infernales, & ne parvient pas à en sortir ; pourtant, il ne donne aucune réponse lorsqu'on lui demande pourquoi il ne rentre pas chez lui, ce qui laisse présager qu'il ne sait pas du tout dans quoi il est embarqué, d'où la dimension cauchemardesque. Il est pourchassé sans relâche, au-delà des limites acceptables (dans les propriétés privées), par une "milice" se montrant de plus en plus massive & agressive, la police étant chaque fois indisponible ou absente. Les femmes qu'il fréquente sont toutes atteintes par une démence hystérique. Il est victime d'hallucinations & de phénomènes hasardeux qui n'auraient pu arriver qu'avec peu de probabilité dans la vie réelle. Enfin, tous les hommes qu'il rencontre sont gays, ont des allures homosexuelles ou des tendances insatisfaites (je n'y trouve aucune interprétation précise, mais il s'agit de l'un des éléments loufoques que j'évoque ci-dessus).
En outre, quoi de plus adéquat pour un cauchemar que l'univers nocturne dans un quartier à l'opposé de la personnalité de Dunne (des punks, des artistes, des criminels, des dépressifs) ? Il finit enseveli par sa propre hantise & est déposé brutalement à l'entrée de son lieu de travail, comme ce réveil brutal survenant lors d'un cauchemar lorsqu'il devient trop difficile à endurer. Scorsese réalise un coup de maître dans "After Hours", mêlant des thématiques très profondes sur la condition humaine aux plaisirs austères d'une comédie se détachant de la banalité du genre par son aspect surréaliste. J'ajouterai que quiconque a vécu au moins une nuit de solitude dans les avenues & les ruelles d'une grande ville peut aisément s'identifier au personnage interprété par Dunne. Le monde urbain de la nuit est particulièrement hostile, effrayant & angoissant, & ce en dépit des bonnes surprises qui peuvent survenir, & cette atmosphère faite d'anxiété provoque hallucinations & peurs primaires quant à la simple présence d'un individu quelconque "rôdant" près de soi. Je vous rassure, j'aime particulièrement le monde de la nuit, j'y ai passé la plus nette partie de mon adolescence (situations ridicules qui m'ont conduit des dizaines de fois à dormir dans les rues ; rave-parties ; soirées mondaines insolites ; excursions campagnardes improvisées ; etc), mais chaque fois que j'ai eu affaire à la solitude, l'effroi & l'attention sont remontés dans mes priorités, certainement une espèce d'instinct de survie, d'impuissance face à l'inconnu, à l'invisible, de peur de mourir : "Je veux vivre !".
Satané
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 23 févr. 2013

Critique lue 576 fois

8 j'aime

1 commentaire

Satané

Écrit par

Critique lue 576 fois

8
1

D'autres avis sur After Hours

After Hours
Aurea
7

Loufoque et déjanté: surprise!

A l'étonnement du début a succédé une hilarité contagieuse qui nous a vus plus d'une fois hurler de rire ! Je ne connaissais pas Scorsese sous ce jour, et j'avoue que la découverte aura été plutôt...

le 14 août 2011

58 j'aime

22

After Hours
Gothic
7

Soho what?

Scorsese a voulu s'amuser. Je ne vois que cela pour expliquer un tel enchaînement de situations improbables. Il faut voir comment ce cher Griffin Dunne joue ici de malchance, alors qu'au départ ce...

le 17 févr. 2013

43 j'aime

13

After Hours
fabtx
8

New York by night

Une nuit épique dans le quartier de Soho, ou comment un simple rencard d'un petit informaticien peut se transformer en descente aux enfers. A mon sens, la plus grande réussite de Scorsese dans ce...

le 11 févr. 2011

41 j'aime

2

Du même critique

Utopia
Satané
4

Légère déception

Si les premiers instants de la série "Utopia" étaient surprenants & d'une authenticité indéniable, il ne lui a cependant pas fallu très longtemps pour déchanter. S'étalant sur six malheureux...

le 21 févr. 2013

51 j'aime

8

Elephant
Satané
4

Cinéma indépendant : expérimentation ou fainéantise ?

C'est ce que je me demande. Ce film est chiant. Même s'il dure à peine plus d'une heure, on s'ennuie, on est las dès le début, car chaque scène est très lente. Heureusement qu'on n'est pas devant un...

le 11 sept. 2011

41 j'aime

12

Pokémon Green
Satané
10

Ma toute première prise de drogue

"Pokemon Green" n'est pas le premier jeu-vidéo auquel j'ai joué, mais il s'agit quand même de mon initiateur au monde geek. Je suis né en 1991, & à l'époque, j'habitais dans le Pas-de-Calais. Entre...

le 30 août 2011

38 j'aime

11