Quand on me demande « Quel est ton Disney préféré ? », je ne peux m’empêcher de rétorquer en moins d’une demi-seconde « Les Aristochats ! » ; et pourtant, s’il y a bien un film que je considère comme le paroxysme de l’univers Disney, de sa capacité à toucher les petits comme les grands et à faire réfléchir comme à divertir, – c’est bien Alice au Pays des Merveilles. Mais je n’arrive pas à le considérer comme un Disney comme les autres (et d’ailleurs Walt Disney lui-même le désavouera à sa sortie). Car Alice au Pays des Merveilles, c’est avant tout la mise en images improbable de l’univers le plus fou jamais inventé, que l’on doit évidemment à Lewis Carroll, et qui à mon sens est la seule version cinématographique digne de ce nom, inégalable en son genre.


Savant mélange entre les épisodes des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles et De l’autre côté du Miroir, cette adaptation animée sortie en 1951 était pourtant une mission quasi-impossible à mener : comment illustrer un monde ayant pour principe fondateur le nonsense, c’est-à-dire l’absurde et le contradictoire ? Si un tel univers se prête parfaitement à l’exercice d’imagination qu’est la lecture (l’imaginaire étant propice au non-sens, à l’incomplétude, à l’incohérence), retranscrire en images concrètes ce qui relève du délire ou du rêve est une véritable prouesse esthétique, dont j’ai encore parfois du mal à prendre la mesure. D’autres cinéastes s’y essaieront avec plus ou moins de réussite, mais aucun – et surtout pas Tim Burton – ne parviendra à saisir le noyau essentiel de l’imaginaire « carrollien » : la déconstruction, à la fois de l’image et de l’esprit. En effet, la particularité de ce pays des merveilles ne tient pas tant à ses couleurs, à ses proportions démesurées, à ses personnages délirants ou encore à ses trouvailles architecturales ; non, la particularité de ce monde réside dans l’échec de la raison à y retrouver ses repères habituels, géométriques d’abord, intelligibles ensuite. Là est la clé, il me semble, de la réussite de cette adaptation, qui parvient à mettre son spectateur en difficulté dans l’appréhension même des images, et qui ne se contente pas simplement de lui envoyer de belles photographies sur-numérisées et sur-colorées qui n’en restent pas moins terriblement cohérentes et « réalistes ». Une fois que l’on accepte de se mettre véritablement en danger, que l’on accepte que son esprit soit dérangé, alors on est fin prêt pour commencer ce voyage extra-ordinaire (et le mot est faible).


Tout commence avec Alice, s’endormant à l’écoute des histoires longues et inintéressantes contées par sa grande sœur, qui s’abîme dans les méandres de son inconscient et dont elle n’échappera qu’après de nombreuses rencontres, toutes plus extraordinaires (merveilleuses ?) les unes que les autres. Au terme d’une chute vertigineuse et hallucinatoire, d’une dérive endiablée sur l’océan de ses larmes, d’un goûter en compagnie d’huîtres bien naïves, d’agrandissements et de rapetissements multiples, d’une dégustation de thé de non-anniversaire aux confins de l’absurde, d’une chanson fleurie scandée par des voix épineuses, d’un instant de poésie bariolée préludant à une métamorphose et d’une partie de croquet à en perdre la tête, – au terme de tout cela, donc, la jeune fille se dénude progressivement de sa naïveté et de sa pureté, gagnant en courage mais perdant en patience aventure après aventure. Car Alice doit faire face (et plus que faire face : accepter) à ce qui effraie le plus l’homme moderne, à savoir l’irrationnel, l’incohérent, l’incompréhensible, qu’il s’attache rapidement à renommer folie, non-sens, aliénation ; puisque pour lui rien ne peut être sans raison d’être, autrement dit tout doit toujours avoir une explication objective. Là est le tour de force du film : matérialiser cette perte de repères, ce dérèglement cérébral qu’on ne peut s’empêcher d’appréhender comme une négation, comme une altération de sa santé mentale, au lieu d’y voir plutôt la création d’un œil nouveau, d’une perception différente de la réalité. Si le non-sens ne semble exister que par négation d’un sens conventionnellement établi par la communauté (il n’y a qu’à regarder le mot en lui-même : non-sens), Alice fait pourtant l’expérience d’un monde où tout ce qu'elle croyait immuable est bousculé, déformé, renversé jusqu’à éveiller en elle une impression de dégénérescence, de folie frénétique et de colère dont elle croit se consoler en s’apercevant à la fin que tout ceci n’était qu’un rêve.


Et finalement, la plus belle scène du film est pour moi celle où Alice, perdue et en pleurs au beau milieu du vide, se fait rejoindre par les plus belles divagations qui soient : une chouette-accordéon, des oiseaux-lunettes, un balai-chien, des canards-klaxons, une pelle-autruche, des crayons-piafs, des vautours-parapluies et autres lapins-marteaux qui viennent accompagner sa complainte. Les perspectives s’emmêlent, les points de fuite se perdent dans des amas de couleurs vives puis replongent dans le néant de l’obscurité ; le spectateur chancelle, conscient qu’il tutoie une sphère inexplorée de son imaginaire, une réalité nouvelle que son esprit hyper-rationaliste lui défend d’entrouvrir. Inévitablement, ce pays onirique acquiert à son tour une nouvelle forme de rationalité : le spectateur, à l’instar d’Alice, cherche à en dégage de nouvelles règles, essayant tant bien que mal d’y trouver une forme de cohérence dans l’incohérence, de logique dans l’illogique, de raison dans la folie, et refusant d’admettre que le monde qui l’entoure puisse être autrement régi, ou que ce qu’il appelle fiction puisse se mêler à la réalité, à sa réalité.


Et pourtant, ce pays des merveilles gagnerait tellement à être contemplé comme tel : comme un objet insaisissable et inexplicable, non pas parce qu’on ne peut pas l’expliquer, mais parce qu’il n’y a pas besoin de l’expliquer. Ce pays des merveilles, c’est un appel au détachement, à la prise de recul et de conscience sur ce qu’est devenu notre monde, où la magie a disparu, où la croyance a disparu, où l'incompréhensible est appelé folie, et où il n'y a finalement plus d'autres échappatoires que les rêves. Ainsi Alice au Pays des Merveilles accomplit l’ultime divagation : celle d’un esprit, las de ce monde devenu fade, qui déambule dans un univers « daliesque » aux portes du surréalisme. Et d’une certaine manière, ce pays des merveilles n'est pas plus absurde que celui que nous appelons avec fierté « réalité » ; il est simplement un autre chemin, plus abscons et aux limites plus approximatives, certes... mais tellement plus personnel. Voilà pourquoi j'aime ce film, parce qu'il donne à voir ce qui ne peut être compris, parce qu'il rend mal à l'aise, parce qu'il est beau par ses imperfections, parce qu'il me fait réfléchir (parfois trop, j'en conviens), parce qu'il me fait partir dans des surinterprétations et des délires philosophiques débiles mais qui me plaisent à moi... et puis parce qu'il me fait chanter, parce qu'il m'émerveille, parce qu'il m'inspire infiniment.


Et si toutes mes « divagations » n'ont aucun sens, tant pis ! Peut-être en auront-elles de l'autre côté, dans le pays des merveilles, ou comme d'autres préfèrent l'appeler : on the dark side of the moon !

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le 17 juin 2017

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Jules

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