Alita Battle Angel est bien ce que l'on peut appeller aujourd'hui la plus importante arlésienne cinématographique depuis Mad Max Fury Road.
Vers la fin des années 90, le producteur et scénariste français Jean-Pierre Dionnet, grand amateur de bd (on lui doit la création de la revue Metal Hurlant) et de cinéma asiatique (c'est lui qui s'occupa d'éditer en France les oeuvres de plusieurs cinéastes orientaux dont Takeshi Kitano) ouvre les pages du manga Gunnm de Yukito Kishiro et en tombe immédiatement amoureux. Conscient de l'énorme potentiel cinématographique de l'oeuvre du jeune mangaka, Dionnet contacte alors les ayant-droits pour leur acheter les droits d'adaptation. On lui répond alors que quelqu'un d'autre s'intéresse de près à l'achat des droits de l'oeuvre et qu'ils comptent privilégier cet acheteur. Quand Dionnet leur demande de qui il s'agit, ils lui répondent : James Cameron.


Ce dernier ne tardera pas à s'approprier les droits du manga. Tombé lui aussi amoureux de l'oeuvre de Kishiro dont l'univers et les thèmes abordés se rapprochent pour beaucoup de ses propres marottes (futur noir et dépressif, ascendance de la machine sur l'homme, modèle de femme forte dans un univers ultra-masculinisé), le cinéaste aura alors pour projet d'adapter lui-même le manga à l'écran dès que les avancées en matière d'effets spéciaux le lui permettraient. Son objectif est alors de développer un projet personnel, Avatar, et de s'en servir comme terrain d'expérimentation à des effets spéciaux révolutionnaires que le cinéaste ré-emploierait de manière bien plus aboutie dans son adaptation du manga. Entretemps, le cinéaste-producteur aura recyclé bon nombre d'éléments du manga dans Dark Angel, une série fadasse du début des années 2000, jusqu'à en reprendre une des planches iconiques comme image finale du générique de la série (l'héroïne contemplant la ville du haut d'une tour). Le pillage de l'oeuvre de Kishiro ne date ainsi pas d'hier et Cameron ne cessa par la suite de repousser pendant près de 20 ans son adaptation de Gunnm, au profit du développement d'Avatar dont (comme on le sait) le carton monumental le détourna finalement de son désir de porter lui-même Gunnm à l'écran. Occupé à développer l'histoire et la pré-production des suites de sa saga mastodonte, Cameron se rapprocha alors contre toute attente de Roberto Rodriguez, un réalisateur aux antipodes de son univers, pour lui confier les clefs de l'oeuvre de Kishiro.
Réalisé il y a près de deux ans (mais sorti il y a quelques mois), Alita Battle Angel fut plutôt bien reçu par la critique mais remboursa à peine son budget et les coûts de sa promotion, condamnant ainsi quelque peu l'ambition de Cameron pour développer l'univers de Kishiro à l'écran.


Et là j'ai envie de dire, tant mieux pour les fans de Gunnm et tant pis pour les amateurs d'Alita. A l'annonce de l'adaptation promise par Cameron à l'époque, le fan du cinéaste et de l'oeuvre de Kishiro pouvait se plaire à imaginer une oeuvre de SF noire et adulte, visuellement spectaculaire et sensiblement désespérée, fidèle au manga et très proche de la noirceur qui irriguait alors les deux premiers Terminator et Aliens. En 2019, la SF de Cameron n'est clairement plus la même. Depuis Avatar, le cinéaste s'enlise dans une recherche de perfectionnement visuel au point de lui sacrifier l'originalité de ses scénarios. Avatar n'en était qu'une de ses résultantes, le spectacle était alors phénoménal mais nivelé par le bas par une intrigue qui ne faisait que recycler des thèmes et des passages entiers de la littérature de science-fiction (Le Cycle de Mars), de films (La Forêt d'émeraude, Le Retour du Jedi, Princesse Mononoké, Pocahontas), de la japanim (Patlabor) et qui pillait littéralement l'univers imaginé par Cailleteau et Vatine dans leur bande-dessinée Aquablue (le nombre d'éléments "empruntés" est tel que l'on peut aisément parler de copier-coller-voler) et des planches entières du Arzach de Moebius. Loin du coup de génie créatif, l'exploit était alors surtout de proposer un spectacle inédit, dû à ses effets spéciaux révolutionnaires et des trouvailles visuelles que le scénario justifiait intelligemment par son script.


Alita Battle Angel pose un problème différent, en cela qu'il s'agit de l'adaptation (officielle cette fois) d'un univers amplement développé sur plus de deux décennies par son créateur, Yukito Kishiro. Quelque-chose que Cameron ne peut se targuer d'avoir "imaginé". D'où le désintérêt progressif du cinéaste pour une oeuvre dont il préféra finalement déléguer la réalisation et la co-écriture.
Aujourd'hui, il faut bien se dire que si le film a séduit la critique et les spectateurs, c'est grâce au concept de son univers futuriste mécanisé, son histoire d'amour tragique et la force d'une héroïne qui évolue de gamine innocente à une guerrière impitoyable. Bref ce qui a tant ravi le public, c'est ce que Kishiro a inventé et que Cameron et Laeta Kalogridis ont simplement repris pour écrire leur scénario (ils ont d'ailleurs surtout pompé le scénario de l'OAV sorti en 94 jusqu'à lui en reprendre des scènes entières ainsi que le personnage de Chiren, absent du manga). Soucieux d'intégrer le plus d'éléments du manga dans un film de deux heures, Cameron mixe les trois premiers arcs du matériau d'origine et imagine pas mal de raccourcis (la découverte de l'armure du Berserker, la confrontation avec Grewishka, la qualification au Motorball) pour élaborer son script. Le gros problème étant que le cinéaste-scénariste ne s'est pas simplement contenté de reprendre à son compte ce que Kishiro avait déjà écrit, il a en partie trahi l'essence de l'oeuvre originale en édulcorant son univers, en le privant de toute la noirceur contextuelle qui faisait sa singularité et en refusant toute sa violence graphique et thématique pour s'assurer une plus large audience. Ce qui est complètement stupide : on ne peut prétendre adapter une oeuvre aussi noire et violente que Gunnm sans être prêt à en retranscrire une grande part de la noirceur à l'écran. Priver une telle adaptation de la violence qui parcourait l'oeuvre de Kishiro c'est un peu comme adapter le Berserk de Miura en le réduisant à un banal PG-13. La violence graphique de l'oeuvre originale servait d'électro-choc, c'était un tremplin émotionnel autant à son héroïne qu'au lecteur pour figurer la déshumanisation galopante de son univers. Voir Makaku (ici changé en Grewishka, vulgaire pantin de Nova) scalper un individu en plein milieu de la foule pour se repaître de son cerveau était une image aussi joyeusement gore que justifiée car traduisant toute la dangerosité d'un monde sans foi ni loi où toute vie ne tenait plus qu'à un fil. Ici, les producteurs ont voulu éviter la moindre effusion de sang en réduisant la violence à de banals hors-champs qui traduisent toute la frilosité de cette adaptation.


L'univers de Gunnm lui-même ne se trouve pas vraiment dans le film et il ne faudra guère plus de 5 min au fan du manga pour s'en rendre compte. Passé la sempiternelle découverte de Gally par Ido dans la décharge, l'éveil de l'héroïne et sa découverte du monde futuriste qui l'entoure en dit assez long aux fans pour comprendre que Rodriguez n'a aucunement l'envie de rendre justice au manga. Situé en Amérique du Sud, l'Iron City du film n'a plus grand chose à voir avec la Kuzutetsu des terres apocalyptiques de Gunnm, les gens s'y promènent visiblement heureux, beaucoup de couples marchent main dans la main, des enfants font du roller sous un soleil radieux : la ville, colorée et animée, ressemble plus à la Seattle post-crise de la série Dark Angel et n'a rien à voir avec l'enfer urbain oppressant du manga, hanté par les derniers représentants d'une humanité suffocante qui se dilue dans la machine. Dès l'exposition du film, le spectateur remarquera d'ailleurs à travers le regard de son héroïne nombre de personnages augmentés affublés de prothèses, de bras et de jambes cybernétiques sans que jamais le scénario ne justifie cette pandémie de greffe cybernétique (aucun personnage n'a l'air de souffrir de la perte de ses membres, on ignore d'ailleurs pourquoi autant de gens sont "augmentés").


Ce refus de noirceur et l'embellissement hors-propos de cet univers futuriste finit inévitablement par contredire sa principale métaphore : le monde des déshérités enviant celui inatteignable des nantis (une métaphore reprise à Metropolis de Fritz Lang et que Neil Blomkamp s'était facilement réapproprié pour son Elysium).
En confrontant les citoyens désespérés de Kuzutetsu à un idéal de vie rêvée symbolisée par la ville flottante de Zalem, Kishiro avait à coeur de propulser ses personnages dans une quête identitaire qui les emmenait à découvrir que l'utopie n'était en rien meilleure que la ville déshumanisée dont ils se sentaient prisonniers. Dans Alita, le propos n'est plus possible : en quoi les citoyens d'une Iron City rayonnante voudraient s'échapper vers Zalem ? C'est le rêve d'Hugo lui-même qui perd de sa logique et par là même toute l'histoire d'amour au centre du film.
Ainsi, là où Yugo se servait quelque peu de Gally pour pouvoir atteindre son rêve et semblait accorder moins d'importance à la jeune femme qu'à son projet de gagner la cité de Zalem, Hugo lui, tombe instantanément amoureux d'Alita et leur histoire d'amour prend très vite l'allure d'une idylle romanesque à la sauce bit-lit, plus proche de la niaiserie pré-pubère d'un Twilight que du chassé-croisé amoureux au centre du second acte du manga de Kishiro. Zalem elle-même perd de son intérêt, et il n'est jamais vraiment question de penser au monde rêvé ou aux gens qui s'y trouvent.


Cameron trouvera alors la parade en personnifiant Zalem par un personnage issu du manga qui servira ici de principal antagoniste, concentrant presque à lui-seul tous les enjeux du film et d'une possible suite (voir ce dernier geste que l'héroïne lui adresse dans la scène finale). Personnage iconique et fascinant, sorte de savant fou aussi drôle que terrifiant, Desty Nova devient ici le big bad guy en chef, une sorte de grand maître de Zalem qu'il faut à tout prix faire tomber de son piédestal. Le scénario ne fera qu'annoncer le personnage tout au long du film tout en le cantonnant à la périphérie des événements. Cameron aura d'ailleurs la bonne idée d'en faire un personnage omniscient en lui permettant de s'emparer temporairement des corps de ses sbires pour lui donner la parole et il se servira surtout de Vector (personnage mineur du manga, incarné ici par Mahershala Ali) pour le représenter. Une manière comme une autre de rendre justice au machiavélisme du Nova du manga, tout en suggérant son génie et son immortalité (il dira d'ailleurs à l'héroïne par le biais d'un de ses pantins : "Vois-tu, le seul moyen pour moi d'apprécier mon immortalité est de voir les autres mourir"). Le choix judicieux d'Edward Norton dans le rôle, et le mystère autour de sa personne, justifient d'ailleurs à eux-seuls l'attente d'une suite.
Pour en rester à la distribution, Rodriguez s'appuie ici sur un casting solide composé d'acteurs plus ou moins connus, beaucoup s'étant ici prêtés au jeu de la motion capture (Jackie Earl Haley, Casper Van Dien et Michelle Rodriguez), avec la quasi-inconnue Rosa Salazar dans le rôle-titre. Le travail de la jeune actrice sur le personnage tout en motion capture ainsi que le chara-design élaboré par les magiciens de Wetta (le corps de Berserker, les grands yeux comme caractéristique des guerrières martiennes) restitue plutôt bien l'ambivalence inhérente à l'héroïne du manga, même si l'on peut regretter son aspect "uncanny valley". A ses côtés, Christoph Waltz encaisse son chèque en composant un Ido plus paternaliste et moins ambigu que dans le manga, Jennifer Connelly illumine l'écran de ses apparitions, et Ed Skrein compose un Zappan assez fidèle au cynisme revanchard du personnage original.


Outre sa distribution, une autre des qualité du film sont ses quelques scènes d'action dont sa (courte) séquence de Motorball, sur laquelle une bonne partie de la promotion du film était basée. Impressionnante et superbement chorégraphiée, elle sert ici surtout de principal morceau de bravoure du film. Peu familier de la SF à grand spectacle, Rodriguez réussit à imposer une dynamique visuelle, certainement dictée par son illustre producteur, sans toutefois chercher à retranscrire la cruauté des planches originales. Occupé à diluer les trois premiers arcs du manga dans son script (le combat contre Makaku, la rencontre avec Yugo et le championnat de Motorball), Cameron s'empresse d'intégrer à l'intrigue cette compétition de sport futuriste, sorte de rollerball en plus violent, mais le fait quelque peu au forcing, au détriment de la cohérence des relations entre ses personnages (voir la facilité qu'a Ido d'accepter qu'Alita se lance dans la compétition). Le Motorball prépare ici la critique d'une manipulation politique des masses que le film ne fera qu'effleurer au profit du spectaculaire, réservant l'essentiel de la compétition et la confrontation avec le champion Jashugan (que l'on entrevoit ici sous les traits de Jai Courtney) à un second opus hypothétique.


Côté réalisation, beaucoup ont cru voir dans certaines séquences l'empreinte de James Cameron, en minimisant facilement l'apport de Rodriguez dans le processus de direction du film. Personnellement, je n'ai retrouvé l'influence de Cameron que dans quelques scènes à effets spéciaux renvoyant à son travail sur Avatar et dans l'exposition doucereuse du film, renvoyant à Dark Angel. L'essentiel de la réalisation porte indubitablement la signature de Rodriguez, ce dernier s'amusant même à s'auto-citer à de multiples reprises, notamment dans l'exposition du film (l'ambiance régnant dans les rues d'Iron City), dans la poursuite sur les toits (renvoyant à un passage de Sin City 2) ou encore dans la séquence du Kansas Bar où il reprend un travelling entier de From dusk till dawn pour explorer l'endroit, l'aménagement du décor à l'intérieur du Kansas évoquant d'ailleurs ouvertement celui du Titty Twister.
Il faudra aussi reconnaître au réalisateur d'avoir su respecter quelques planches de l'oeuvre originale et ce même si la scénographie colle parfois un peu trop au travail de l'animateur Hiroshi Fukutomi sur l'OAV de 94. Des plans entiers du film reprennent ainsi ceux de l'anime et traduisent au choix, soit un voeu de fidélité du réalisateur mexicain (qui avait fait la même chose sur ses deux Sin City), soit le pillage formel pur et simple d'une oeuvre et d'un anime movie que beaucoup de spectateurs ne connaissent pas.


On en revient donc au principal problème d'Alita Battle Angel : la comparaison inévitable avec la qualité du manga qui l'a inspiré. Contrairement au Watchmen de Snyder qui transposait fidèlement l'oeuvre originale en en magnifiant la narration défragmentée par le langage cinématographique, Alita lui ne décolle jamais de son statut d'adaptation ingrate, relevée par une performance technique remarquable mais handicapée par l'ambition contradictoire d'un cinéaste-producteur visiblement peu impliqué. Si le scénario du film mixe et adapte dans les grandes lignes le manga de Kishiro et ne peut être attaqué pour les sacrifices inhérents au procédé d'adaptation (qui nécessite forcément un travail de sape), il en reste fortement critiquable en cela qu'il dénature surtout toute l'essence visionnaire du manga en en refusant la noirceur contextuelle et la cruauté du propos.
Très loin de la claque longtemps attendue, on se retrouve donc avec un sympathique divertissement, à l'ambition essentiellement visuelle, et qui à peine sorti commence déjà à se perdre dans les limbes mainstream du tout-venant hollywoodien. Un gâchis exceptionnel que l'on ne peut que déplorer au regard du chef d'oeuvre qui l'a inspiré.

Buddy_Noone
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le 12 août 2019

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