Après son documentaire sur les sans-abris (Au bord du monde), Claus Drexel revisite le rêve américain en posant sa caméra route 66 à Seligman, Arizona. Filmé en cinémascope, AMERICA dresse un portrait édifiant d’une Amérique entre nostalgie et espoir.


Le film s’ouvre sur un plan large d’un cerf suspendu par les pattes en train d’être dépecé par deux hommes. A leurs pieds des cadavres de bouteilles de bières. Le ton est donné et le procédé le même que pour son film précédent : des cadres en grand angle, des plans fixes, véritables tableaux vivants aussi époustouflants que terrifiants. Ce premier plan est aussi la première scène à laquelle ont assisté le réalisateur et Sylvain Leser son chef opérateur en arrivant à 10 heures du matin à Seligman. Cela ne s’invente pas !


Claus Drexel connait bien les Etats Unis pour y avoir fait de nombreux voyages. Lorsque Donald Trump entre en campagne présidentielle, il ressent le besoin d’aller sur le terrain vivre cette élection hors du commun. Il lui parait dès lors évident de se rendre dans l’Amérique profonde, celle des laissés pour compte et des oubliés, au milieu des paysages qui ont toujours fait la grandeur du pays. C’est donc une Amérique aux symboles forts qui nous est montrée, celle de John Ford et de Monument Valley, des cow-boys et des indiens. Mais ce retour aux sources d’un territoire autrefois convoité montre aussi combien cette Amérique-là a été abandonné et ne ressemble aujourd’hui plus qu’à une carte postale désertée. Exode rural et essor des métropoles obligent.


Pourtant à Seligman, au bord de cette mythique route 66 vivent Sandy, Mike, Corinne, John, Lori et bien d’autres. L’un est barman, l’autre fossoyeur, cow boy ou vétéran. La vie n’est pas simple quand on se trouve à 200 kilomètres de la moindre ville ou du moindre commissariat. C’est l’une des raisons pour laquelle la plupart est armée jusqu’aux dents à l’instar de pas mal d’américains et grâce (ou à cause de) au second amendement. La force du film réside dans la manière dont Drexel leur donne la parole sans aucun jugement, avec empathie et bienveillance. L’idée n’est donc pas de nous convaincre mais de nous donner à entendre des prises de position très loin de nous à priori et les laisser se déployer sans les stigmatiser. Il eut été pourtant facile de les caricaturer tant certains personnages semblent tout droit sortis d’un film et tant certaines paroles sont rebutantes ou dures à entendre. On s’étonnera pourtant de ne pas trouver idiots certains arguments en faveur du port d’armes, même si la récente tuerie en Floride et les discours ignobles de Trump nous ramènent très vite à la raison.



“We live in hell”



L’autre grande force du film est sa construction et son montage qui alternent les visages et les discours avec une fluidité remarquable, comme si les uns répondaient aux autres sans se voir. Le spectateur évolue au gré du film avec les personnages qui se dévoilent peu à peu. Les témoignages sont tous pour des raisons différentes édifiants, que ce soit quand ils racontent leur passé, les rêves brisés, les tranches de vie, les opinions arriérées, l’absence de boulot, les bières qui s’enchaînent en attendant un monde meilleur et les armes comme cadeau de naissance. L’un des personnages compare d’ailleurs Seligman à un enfer.


Qu’ils soient républicains ou démocrates, jeunes ou vieux, pour ou contre les armes, ils ont en commun d’être des survivants de cette Amérique autrefois magnifiée et qui finit par ressembler à des carcasses rouillées de vieilles voitures emblématiques.


A l’instar d’un Walker Evans quand il photographie l’Amérique en crise de 1930, Claus Drexel se pose en ethnologue et filme un territoire devenu le miroir d’une population sacrifiée. L’élection de Trump n’est plus qu’un prétexte en arrière plan et Claus Drexel a l’excellente idée de ne jamais montrer le candidat. Seule sa voix résonne en fond sur un poste de radio alors que Sandy fait le ménage dans des motels. En jouant ainsi sur la dichotomie entre les allocutions patriotiques de Trump et la réalité américaine qui nous est donnée à voir, Claus Drexel déconstruit ses tableaux stéréotypés et dénonce parfaitement l’incompréhensible : en votant Trump, ils votent aussi contre leur propre intérêt.


En rassemblant une galerie de personnages aux contrastes saisissants, AMERICA nous incite à observer ces habitants avec un regard neuf. Un documentaire puissant et profondément humain.


Anne Laure Farges


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le 16 mars 2018

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