Discour(s) sur l’état de l’Union

Désolé. Ce qui suit n’est pas une critique d’American Sniper, et encore moins une analyse, mais seulement la longue introduction d’une « critanalyse » que je ne développerai probablement jamais, par pure flemme. Ceci étant dit, vu le niveau général des commentaires qu’ont pu susciter ce film bien mal accueilli par la critique et nombre de cinéphiles à sa sortie en France, je me suis dit que, après tout, pourquoi avoir des scrupules et ne pas y aller de mon petit commentaire inutile moi aussi ? Voili voilou, ceci explique cela.


Show me a hero


Prétendre poser un discours sur un film de Clint Eastwood, c’est d’abord peut-être devoir reconnaître, un peu penaud, la trouille qui est la sienne à la simple idée d’aborder une légende et de se planter. C’est aussi, plus surement encore, l’angoisse de n’être pas certain de savoir « comment » aborder une œuvre qui, parmi toutes ses caractéristiques, en recèle une aux allures de monstrueux trou noir duquel il parait bien difficile de s’approcher sans risquer d’y être aspirer. Cette caractéristique, c’est l'ambiguïté, cette zone grise au-delà du jugement, cette indétermination floue, retorse comme un serpent à deux tètes (l’une à chaque bout) que le cinéaste semble manipuler comme un alchimiste.


Comment je fais, moi, pour me dépatouiller avec ça ? De quel côté il est Eastwood dans cette scène ? C’est quoi son point de vue à ce moment-là ? Pourquoi elle est là et pas là la caméra dans cette scène ? Qu’est-ce qu’elle veut dire, ou ne pas dire, cette image ?, etc., etc. : autant de questions pouvant remplir des pages et des pages de manuels d’analyse filmique et qui se posent bien souvent devant une œuvre de Clint Eastwood. Et même devant Clint Eastwood lui-même, tant l’homme a pu être confondu avec ses personnages et tant il a pu jouer de cette confusion, son monstrueux sourir en coin. De quoi transformer la simple envie de donner son petit avis subjectif sur un de ses films en une véritable tabula rasa de ce que l’on croit savoir et ne pas savoir. L’ambiguïté du cinéma du Monsieur apparaissant de fait comme un casse-tête autant qu’une vertu, mais l’un avant l’autre…


Alors, par où commencer ? D’abord l’aspirine, bien sûr, et ensuite peut-être par le commencement, en notant que si Clint Eastwood, le mec le plus classe de l’univers - enfin de son jeune âge -, est une icône, il en a aussi, à en croire ses commentateurs les plus fins, très tôt était conscient, au point d’intégrer cette donnée à son art en jouant avec son image. Et l’on peut prendre à titre d’exemple un peu potache Play Misty for Me, son premier film officiel en tant que réalisateur où il se donne, devant la caméra, le rôle d’un tombeur bientôt victimes de son succès auprès de ces dames. Ce jeu ironique de Clint Eastwood jouant la caricature de Clint Eastwood, on le retrouve tout au long de sa carrière : de High Plains Drifters, où il assume et pousse à bout le portrait diabolique que la critique Pauline Kael dressait de lui à la sortie de Dirty Harry, à Unforgiven et Gran Torino, où il reprend cette même image pour finalement la contredire et la détruire. Définitivement, pensait-on. Mais non. À l’instar des images qu’il sculpte dans les ténèbres avec ses fidèles chef op’ Jack Green et Tom Stern, Clint Eastwood semble se faire un devoir de rester dans cet entre deux : entre ombres et lumières, là où naissent et perdurent les mythes, ni trop exposés ni trop à portée.


Le mythe et sa représentation : en voilà un motif du cinéma eastwoodien ! Et en voici un autre, que le premier croise en un nœud complexe : la figure du sauveur. Le sauveur, chez Clint Eastwood, est en effet aussi le vengeur. Le modèle-type de cette ambivalence étant peut-être le preacher de Pale Rider. En écho probable à The Night of the Hunter où Robert Mitchum avait les mots « love » et « hate » tatoués sur chacune de ses mains, le preacher porte alternativement le col romain, symbole de son office, au service de la communauté, et le revolver, expression d’un levier d’action plus personnel et moins désintéressé. Aussi voit-on, au deux tiers du film, le personnage troquer le premier attribut contre l’autre. Un échange standard, à la banque, et un souhait exaucé pour les pionniers dont il prend la défense, plus séduits par les méthodes…, disons percutantes, de leur nouveau « chien de berger », que motivés pour agir par eux-mêmes et pour eux-mêmes.


Le troc, l’échange, la permutation du désir de justice collective en celui de vengeance individuelle, la coprésence des deux et leur synergie au sein d’une action violente : le nœud du problème qui intéresse Eastwood dans ce film et dans bien d’autres se trouve là. Et c’est une vision complexe et (positivement) problématique de l’héroïsme à l’américaine qui apparaît alors. Une vision du héros non pas séductrice seulement pour séduire le spectateur tout en lui faisant les poches, mais aussi pour l’inciter à questionner cette séduction même : celle exercé par le héros vengeur sur le groupe. Celle qui peut mener le second à livrer les clés de la ville au premier, le laissant ainsi librement et sans contre-pouvoirs présider à sa destiné, sur une pente glissante pour la démocratie...


Présenté ainsi, la chose à l’air simple, facile, mais encore faut-il préciser qu’elle demande à son spectateur qu’il soit actif - chose qu’il oublie assez souvent. Car les films de Clint Eastwood sont un peu comme des questions ouvertes offertes au public. Ils ont vocations à susciter le débat, pas à le fermer. D’où l’intérêt du maintien de l’ambiguïté : le cinéaste propose, le spectateur dispose. Et en un sens, c’est là justement un idéal de cinéma démocratique, en tout cas bien plus que celui, plus courant de nos jours, où le spectateur est mis sur des rails et n’a plus à se positionner de lui-même par rapport aux personnages, parce qu’on l’a déjà fait pour lui. Or, c’est là une chose extrêmement précieuse car elle permet la distance critique : autre garantie démocratique qu’autorise le cinéma eastwoodien, par la distance qu’il laisse exister entre le film et ceux qui le regardent.


Better living through mythology


Or, de façon tout à fait paradoxale, c’est probablement en partie de là que proviennent les polémiques suscitées par American Sniper : de là difficulté de chacun à trouver, par lui-même, une position morale et politique confortable vis-à-vis d’un personnage qui n’est jamais présenté dans une case bien précise. Aussi, ajoutez à cela le fait que le personnage en question tire son inspiration des mémoires brûlante d’un « real hero » ayant fait couler autant de sang que d’encre, et tous les ingrédients sont réunis pour susciter une belle déflagration sur le net. Du genre de celles à laquelle chacun apporte sa petite contribution.


En fait, s’il fallait chercher un ancêtre au Chris Kyle de Clint Eastwood, se serait peut-être, assez étonnement à première vue, Kit, le rebelle conservateur et sans véritable cause du Badlands de Terrence Malick. Le fait est que dans un cas comme dans l’autre, on se trouve en face d’un personnage de fiction dont on attend qu’il soit fidèle au modèle réel qui l’inspire : le sniper le plus redoutable de l’histoire des États-Unis pour l’un, un sordide petit tueur évoquant vaguement le célèbre Clyde Barrow pour l’autre. Sauf que, à l'instar de Terrence Malick, Clint Eastwood se désintéressent plus ou moins explicitement de cet aspect documentaire pour faire le portrait d’un personnage difficile à cerner, moitié star, moitié raté. Et si le cinéaste Texan a mûrement réfléchi une approche qui lui permettrait de présenter Kit sans ni le condamner ouvertement ni permettre qu’il suscite une réelle sympathie, il n’est pas impossible que Clint Eastwood ait dirigé Bradley Cooper dans ce sens lui aussi. En tous les cas, le jeu autistique de l’acteur - underplaying eastwoodien assez typique, et illisible - ainsi que le floue savamment entretenu quant aux molles motivations de son personnage constituent de sérieux freins à l’identification. De même, les yeux clairs et le visage avenant de l’acteur se trouvent-ils court-circuités par ses actes violents et sa détermination de war machine.


Comme Kit, le Chris Kyle d’American Sniper est aussi un personnage qui entretient un drôle de rapport à son époque. Une époque dans laquelle il n’a pas tout à fait sa place. De prime abord, et d’un point de vu critique bien français méprisant la culture américaine tout en pensant la connaître, l’on pourrait qualifier le personnage de simple conservateur ou réac. : le bon vieux texan, quoi, moitié redneck moitié cow boy. Mais ce serait trop simple. Car l’une des spécificités du personnage réside en réalité dans son absence de conscience et de culture politique. Raison, ou plutôt non-raison, qui rend justement sa « géo-localisation » politique plus que délicate. Et à ce niveau, c’est au Travis Bickle de Martin Scorsese et Paul Schrader qu’il peut être rapproché. Un peu comme ce dernier voyait le monde à travers ses fantasmes paranoïaques lui permettant de jouer le justicier solitaire investit de la mission de nettoyer la ville, le Chris Kyle de Clint Eastwood paraît ne pas vraiment vivre dans le monde social, réel, mais plutôt dans celui du mythe. Le mythe qui a cette capacité, particulièrement en temps de crise morale et d’autant plus aux États-Unis (où un hommes tel que Donald Trump peut recevoir le pouvoir des mains du peuple), de venir se substituer à la réalité.


Le mouvement est bien connu et fondateur aux États-Unis. Il consiste en un fantasme de retour aux origines qui viendrait résoudre tous les problèmes réels en les remplaçant par des versions simplifiées, travesties avec les habits d’anciennes menaces. C’est là pensée magique, ou presque. Parce qu’il faut tout de même aller les combattre ses foutus terroristes sur lesquels on projette toutes les caractéristiques des ennemis passés de la nation. Chris Kyle part donc se battre en réaction à l’agression : simple, efficace, légitime. Et une fois en Irak, le miracle opère, « the legend » affronte les bonnes vieilles menaces que ces ancêtres, réels ou fictifs, peu importe, avaient déjà combattu avant lui. C’est-à-dire : l’Indien scalpeur qui prend ici les traits d’un boucher djihadiste « opérant » en place publique ; le fourbe Viêt-Cong qui devient ici le fantasme islamophobe typique de la femme planquant une bombe sous sa presque-burka, et prête à sacrifier son fils avec çà - quelle salope ! ; et, enfin, le plus grand ennemi des États-Unis, invaincus à ce jour, j’ai nommé le sniper qui a buté Kennedy - pas Oswald, l’autre, celui qui a balancé la bastos magique avant de s’évanouir dans la nature.


Ce dernier fait ici un double retour : d’abord dans le corps d’un sniper increvable, digne nemesis de notre « héros ». Et ensuite dans ce même héros, les deux personnages étant précisément des doubles, et le premier l’ombre du second, comme autrefois Scorpio vis-à-vis de l'inspecteur Harry Callahan... L'ombre qu’il faut tuer pour tuer l’autre en soi (catharsis) et enfin rentrer à la maison. Sauf que le pire ennemi de l’Amérique, c’est l’Amérique elle-même. Le ver est dans le fruit, le serpent dans le jardin. De quoi se dire que le deuil final, au-delà de l’hommage eastwoodien à une génération de soldats sacrifiés sur l’autel de leur dangereuse et instrumentalisée naïveté de patriotes ignorant les choses du monde extérieur, et bien c’est aussi le deuil que fait l’Amérique d’une certaine idée d’elle-même.


Alors oui, il y a du patriotisme et de l’hommage dans ces images. Mais il y a aussi autre chose : à savoir le spectacle d’un aveuglement collectif, d’une société projetant sur un homme qui n’en a pas l’étoffe - et qui l'aurait ? -, l’image de ce qu’elle a un jour été (ou pensé être), mais qu’elle n’est définitivement plus. Ce qu’enterre ici l’Amérique, c’est donc aussi cette image plus vraiment (et vraiment plus) à jour. Autrement dit un rêve - celui de la Destiné Manifeste - qui, à force d’être ressassé, aura viré au cauchemar. Alors le ciel peut bien pleurer, et les donneurs de leçon s’offusquer, Clint Eastwood, les yeux grands ouvert et la caméra se refusant encore et toujours à nous « driver », referme ici l’une des pages noires de l’histoire de son pays. Un pays qui, sans doute, est déjà un peu mort pour lui. Parce que c’est un vieux con de libertarien. Et qu’il appartient à une toute autre génération, celle d’Eisenhower, trop vieux pour ces conneries, en somme.

Toshiro
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le 10 déc. 2016

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