Apologie de l'Amérique ou "American apologies" ?
En 2013 mourrait Chris Kyle, considéré comme l'un des snipers les plus meurtriers de l'Histoire militaire américaine, avec entre 150 et 250 victimes à son actif. Bien que méconnu pour des raisons évidentes en France, la mort de cette figure de la guerre d'Irak avait suscité un véritable émoi aux États-Unis, et notamment au Texas où les gens ont pleuré le héros et l'enfant du pays.
Clint Eastwood a pris le pari dans American Sniper d'adapter sa vie, en se basant notamment sur l'autobiographie du tireur d'élite. Un sujet intéressant, tant Kyle cristallise dans sa personne, ou plutôt dans son personnage, une certaine Amérique, nourrie du traumatisme de 2001, de l'esprit de croisade des années Bush et du patriotisme dogmatique qui conduit à l'élaboration de véritables mythes dont Chris Kyle est évidemment un exemple parmi les plus fameux outre-atlantique. D'objet cinématographique, le dernier Eastwood peut ainsi prétendre être un objet d'étude civilisationnelle.
Toute la question était de savoir quel propos Eastwood allait vouloir développer : une critique de cette Amérique-là, de la guerre d'Irak et des exactions militaires ? Ou bien une célébration du héros américain dans la guerre, du "patriote parmi les patriotes" ? Il y avait là un vrai risque de tomber dans la grossière propagande militaire, dans quelque chose ne valant pas mieux que les films de guerre allemands des années 40 (du genre de celui que Tarantino utilise comme sous-intrigue dans Inglorious Basterds, avec - il n'y a pas de hasard - un tireur d'élite).
Alors, tandis que les débats et la polémique entourent la sortie du film en France, quel est le verdict ? Et bien, difficile de trancher. En se basant sur un certain nombre d'éléments objectifs, on peut néanmoins réfuter l'accusation de propagande.
Bradley Cooper campe (magistralement, d'ailleurs) en effet avant tout un personnage foncièrement antipathique, caricature du texan redneck, nourri de la nostalgie de la figure de cow-boy, élevé à la dur par l’Église et un père tout aussi dogmatique et manichéen dans ses enseignements, et qui fait des concours de rodéo dans des arènes qui ne sont pas sans rappeler celle que l'on aperçoit dans la scène culte et terriblement critique de Borat.
Le Chris Kyle dépeint dans American Sniper est aussi dénué de réelles émotions, et il apparaît au final que ses "exploits" et son talent ne soient pas le fruit tant d'un sacrifice patriote que d'un besoin d'être là, en Irak, en guerre. C'est un constat assez imparable que fait le film : Kyle est dans son élément dans la guerre, et pas ailleurs. Il est retourné trois fois en opération, laissant à chaque fois femme et enfants. Il est fondamentalement un chasseur puis un tueur, on le voit passer du cerf qu'il abattait enfant à des cibles humaines, sans pour autant qu'un cheminement moral différent ne soit emprunté. Kyle"fait le job" et les rares occasions où il se questionne ne sont le fruit que de moments d'humanité qui sont dans son esprit autant de moments de faiblesse, qui peuvent signer sa perte.
Pour autant, Eastwood sème la confusion sur ses intentions avec la fin du film. Dans la réalité, Chris Kyle est mort assassiné sur un stand de tir par un autre vétéran de l'Irak atteint de troubles post-traumatiques et psychotiques. Une ironie du sort qui méritait bien une scène, mais le réalisateur préfère se contenter d'un bandeau noir pour clôturer son long-métrage, avec une de ces phrases de conclusion ("Kyle est mort en 2013... etc) dont les biopics ont tendance à abuser (cf très récemment The Theory of Everything, Imitation Game, Invincible...). Dommage d'éluder ceci, non ?
S'enchaîne ensuite le générique, composé d'images réelles de l'enterrement du sniper. On dirait que le film lui rend hommage, ce qui donne une 'impression étrange en sortie de salle.
Une des clés de lecture du film sur laquelle il est sans doute nécessaire de s'attarder est celle du Punisher. Personnage des comics Marvel créé dans les années 1970, Punisher incarne la quintessence du anti-héros badass et borderline. Punisher est à la fois juge et bourreau des criminels, il se substitue à la justice pour mener la sienne. Pourquoi ce petit cours sur les comics ? Parce que la figure du Punisher hante ce film : d'abord dans les mains d'un des camarades de Kyle, qui lit le roman graphique dans une des tentes, puis à travers l'équipe des SEALS dont Kyle fait partie, qui adopte le crâne de mort stylisé, le logo de Punisher, comme emblême que l'on voit apparaître sur leurs armes, leurs uniformes et leurs blindés. Voilà qui attesterait le fait que Kyle soit de toute manière un anti-héros, incarnant derrière lui peut-être toute une Amérique qui a enfilé le costume du Punisher pour assouvir une quête de "justice" qui a troublé plus d'une fois la frontière avec celle de "vengeance".
Quoi qu'il en soit, s'il y a une chose qui ne fera sans doute pas débat, c'est que American Sniper est un excellent film dans sa forme, très bien réalisé et diablement immersif. Sur le fond, ça n'est pas clair et les polémiques sont donc tout à fait légitimes et le débat ouvert. Le mieux est encore d'aller le voir et de se faire son avis.