Souvent contestée sans jamais être profondément ébranlée, la citadelle imprenable s’embrasa un matin de septembre, sous les yeux ahuris du monde entier. L’atteinte à l’un des symboles les plus ostentatoires de la puissance et de la domination américaines, deux tours aux dimensions intimidantes, annonçait le déclin (relatif) de cet empire jusqu’alors vierge (ou presque) de toute intrusion sur son territoire, mais aussi sa survivance sous la forme d’une croisade contre « les forces du mal » justifiée par des arguments évidemment spécieux. L’absurdité de la riposte, d’ailleurs condamnée par Clint Eastwood, ne révélait que mieux l’impuissance totale et inédite éprouvée tant par la classe politique américaine que par son peuple. Puisque le triste succès de ces attaques suscitait la crainte double d’une invasion et conséquemment d’une domination qu’il fallait endiguer, même au prix de sacrifices pourtant mesurables a priori, décision fut prise de déclarer la guerre à un ennemi aux contours plus que flous. Cette entreprise, Chris Kyle l’avait faite sienne en s’engageant dès 1998 auprès des Navy Seals, une unité spéciale de la Marine, lorsque les ambassades américaines de Nairobi et Dar es Salaam furent la cible d’attentats revendiqués par Al-Qaida.

American Sniper est l’adaptation par Clint Eastwood de l’autobiographie de ce Texan ultraconservateur dans laquelle il relatait ses quatre missions en Irak entre 2003 et 2009 ; il en revint auréolé d’un titre à la valeur ambiguë, celui de sniper le plus redouté de l’histoire de l’armée américaine, dont il tira une gloire nationale non moins discutable. Le succès rencontré par le livre à sa sortie (en 2012 aux États-Unis) et le film de Clint Eastwood, qui a d’ores et déjà généré plus de 300 millions de dollars de recettes et constitue l’un des plus grands succès du box-office pour la Warner, témoignent d’une fascination certaine et évidemment dérangeante. Dans un pays où Fox News (pro républicaine) est la chaine d’information câblée la plus regardée, où le traditionnel rôle de contre-pouvoir des médias semble s’émousser et où Chris Kyle peut gagner la stature de héros, il conviendrait effectivement de s’interroger sur la représentation que les Américains peuvent avoir d’un conflit dans lequel ils se sont lamentablement embourbés. Autre « problème moral » que poserait American Sniper selon une partie de la presse française : l’absence des aspects les plus abjects de la personnalité du soldat. En effet, jamais le film ne fait état de la fierté consternante avec laquelle le sniper se vantait de ses exploits macabres ni de sa xénophobie revendiquée. Mais qu’importe ! Chris Kyle ne fut-il pas, au fond, la première victime de l’aveuglement généralisé qui se répandit dans le pays au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 ? Non seulement parce qu’il fut abattu en 2013 dans son propre club de tir par un vétéran de la guerre d’Irak atteint d’un syndrome post-traumatique mais aussi parce qu’il avait servi son pays sans jamais le/se remettre en cause.

Résurrection d’une Amérique sûre de son bon droit, avide de revendiquer ses fondations après avoir été détruite, American Sniper est la nouvelle déclinaison d’une question récurrente chez Eastwood, celle de l’affirmation et surtout de la réaffirmation d’une puissance masculine peut-être bousculée mais jamais anéantie, qui trouve ici à s’incarner dans la figure archétypique d’un personnage principal devenu héraut à défaut d’être héros, de l’obsession du réalisateur pour la survivance de la virilité. Conséquence, un ensemble de devoirs traditionnellement associés, à remplir sans ciller, comme la défense de la mère patrie et la protection des frères d’armes. Au point d’abandonner femme et enfants ; les obligations de fils et de frère ayant supplanté celles d’époux et de père. Virilité ébranlée puis recouvrée au cœur d’un mélo où Chris est confronté à une série d’amours impossibles, celui qu’il ne peut plus porter à ses concitoyens restés au pays qu’il accuse de vanité, à son épouse Taya qui ne comprend pas comment il peut vouloir repartir, à ses enfants qu’il connaît à peine. Les intermèdes domestiques qui ponctuent chacune des quatre parties du film (une par mission en Irak), se révèlent à chaque fois plus insupportables à ce sniper dépossédé, pour qui la véritable souffrance est hors champ de bataille. La maîtrise absolue d’un espace, celui du théâtre des affrontements et plus précisément de son champ de vision, garantissait sa suprématie. De même que l’urgence et la capacité à agir (« it’s your call » lui dit un de ses supérieurs quand Chris s’apprête à abattre une mère et son enfant qui vont visiblement lancer une roquette en direction d’un tank américain) assuraient son sentiment de contrôle absolu. Cette omnipotence n’aura jamais la même intensité hors du temps et de l’espace de la guerre, et c’est de cela que Chris fait véritablement le deuil. De retour sur son territoire natal, terrassé par des accès de paranoïa et par la peur que l’ennemi « débarque à New-York ou à San Diego », l’homme est incapable de s’accommoder d’une existence où la mort n’est plus qu’un horizon lointain quand elle était quelque temps auparavant au bout de sa lorgnette.
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le 18 févr. 2015

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