L’œuvre de Hu Bo est un des moments cinématographiques importants de l’année 2019. C’est indéniable. An Elephant Sitting Still est un bloc de cinéma mouvant et ténébreux, qui suit le destin de 4 personnes portant sur leurs épaules les stigmates d’une Chine à la misère sociale ravageuse. Une montagne de spleen inoubliable.


Premièrement de sa part sa longueur (4h) qui pourrait en dérouter plus d’un et deuxièmement de par son sujet. Sans rentrer dans des détails funèbres, notamment sur le suicide du cinéaste quelques mois après avoir tourné ce film, An Elephant Sitting Still est doté d’une amertume totale, où le récit et sa mise en place visuelle matérialisent avec beauté la définition même du spleen, de cette errance qui ne peut plus s’accommoder du réel. Rares sont les longs métrages qui happent de cette manière, qui agrippent sans concession, qui sondent avec autant d’émotion les regards dans le vide et qui voient leurs personnages tomber dans les méandres d’une Chine contemporaine asphyxiante et déshumanisée.


Faite de plans séquences qui aiment scruter de près les visages des personnages pour mieux les isoler du cadre et dévoiler leur solitude face à un environnement décharné, flou, la mise en scène est l’un des atouts majeurs du film, mise en scène qui voyage au grès des mouvements, qui dissèque autant qu’elle se laisse divaguer au travers des corps « inertes ». C’est alors que l’aventure commence et voit naître un film choral sur le destin de plusieurs personnes prises au piège d’une société violente, envieuse, cupide et dont les parcours vont s’entrecroiser : entre ce jeune lycéen victime d’une bagarre qui a mal tourné, un homme qui a vu le mari de son amante se défenestrer, un grand père qu’on veut envoyer en maison de retraite ou cette lycéenne qui entretient des rapports haineux avec sa mère.


C’est donc un chaos urbain qui se dénude devant nous: une virée dans les tréfonds d’un pays en décomposition, qui marginalise les plus faibles et crée ses propres monstres. Comme l’exemple de ce lycée de quartier qui va fermer et dont la seule solution qui s’offre à certains de ces lycéens est de partir et devenir des voleurs à la sauvette – quand l’éducation d’une jeunesse est vendue à l’économie de marché – et seule la rue devient alors un refuge. C’est un exemple comme un autre. Accrochée à ses personnages, attachée à faire ressentir les humeurs de chacun, la caméra distille sa violence avec intelligence, à l’image de ce travelling incroyable dans une maison de retraite montrant les chambres parsemées de « morts vivants » laissés pour compte, un enfer sur Terre peuplé de cellules criantes de douleur.


Car la violence du film n’est pas simplement physique. Malgré les coups, les morts, les suicides qui sont montrés hors champ la plupart du temps, la violence est avant tout sociétale, qui pousse ces habitants à vouloir plus, à se laver les mains de toute culpabilité et où l’envie de faire peur et de vaincre l’autre est synonyme de réussite. Quand on regarde l’affranchissement de cette Chine là, cette façon d’aborder la déconfiture d’une jeunesse chinoise aux abois, on pense bien évidemment à Jia Zhangke et ses récits dévastateurs sur son pays natal, et lorsqu’on se laisse bercer par cette caméra flottante, ces interludes musicaux on se voit plonger chez Gus van Sant ou Bi Gan.


An Elephant Sitting Still se regarde comme pourrait s’écouter les albums « ambient » de Brian Eno ou The Sight Below: avec ses longues plages qui répètent les mêmes textures, qui décalquent les mêmes structures pour mieux nous immerger dans cette atmosphère délétère et nous faire rentrer dans une bulle d’émotions disparates. Ce récit qui se construit à travers une architecture souvent symétrique n’est jamais redondant, ni se révèle jamais assommant, car la puissance iconique, cette fuite en avant magistrale vers l’espoir et l’optimisme, le visage du cadre est passionnant à observer.


Le film souffre peut être de quelques longueurs, de quelques moments de flottements, mais est souvent touché par la grâce, où il est beaucoup question de vie, de regrets qui s’immergent, de pulsations mortifères, de moments de fulgurances sensationnels et d’une lévitation dans les ruelles délabrées d’une Chine dévastée. Monumental.


Article original sur LeMagduciné

Velvetman
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le 10 janv. 2019

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