An Elephant Sitting Still se présentait comme un défi sur le papier : quatre heures de film d'auteur chinois pas très jovial, même en étant absolument friand du cinéma chinois, peuvent être au premier abord assez décourageant. Et c'est avec une agréable surprise que ces quatre heures se sont écoulées sans réel décrochage ou désintérêt pour ce qui se jouait à l'écran.


Ce qui est à la fois déconcertant et éminemment jouissif avec ce film, c'est le paradoxe insondable sur lequel il repose. Je crois que je n'ai jamais vu un film aussi dépressif, et pourtant le plaisir ressenti au visionnage est inversement proportionnel à la lourdeur des thématiques travaillées par celui-ci. Tout en étant extrêmement asphyxiant, le film parvient à nous amener une bouffée d'air frais dans un cinéma d'auteur sur lequel plane parfois l'ombre de l'intellectualisme ou une propension à la pseudo-avant-garde esthétique. Car An Elephant est un film humble, qui tient son propos tout le long, et respecte son spectateur. Il est aussi tout sauf intellectuel. C'est un voyage purement sensoriel, au travers de l'intimité d'un artiste tiraillé par un mal-être existentiel, et qui a su tiré de son mal-être un potentiel de création extraordinaire. Le film est une intimité mise à nu. Aussi, il est aberrant de devoir donner une note à ce film; c'est une proposition de cinéma, on y adhère ou pas, c'est tout.


Tout d'abord, si le film dure quatre heures, c'est qu'il ne doit pas durer moins. Pour imprimer dans ce paysage citadin complètement désolé les destins des protagonistes, ces figures erratiques au milieu d'un décor quasiment tout le temps flou, ce temps long est nécessaire. La caméra très mobile capture avec une certaine grâce ces fantômes contemporains, ces laissés-pour-compte de la Chine actuelle. "Le monde est un terrain vague" pour Hu Bo, et dans ces décors de grisaille, de rouille et de murs décrépis, plongés dans un nuage de pollution, se dessine un portrait de la Chine contemporaine proche d'un certain réalisme social ou d'un naturalisme de Zola. Le cinéaste apparaît comme un poète maudit, un albatros parmi les hommes, qui laisse planer sur le monde qu'il dépeint son spleen psycho-carbonique du XXIème siècle.


La beauté du film réside dans son abnégation au réel. Au contraire de certains films qui chercheraient à le sublimer. La mise en scène porte sur le réel un regard exempté de tout décoratisme ou d'esthétisation superflue. C'est ce qui fait la force et la fraîcheur du film. La Beauté réside dans le regard de celui qui porte ce regard. C'est un regard pénétrant de vérité, sombre mais jamais cynique, sur ce terrain-vague qu'est le monde. Le film est une visite de ces non-lieux, ces hétérotopies foucaldiennes mises en images, comme lors de la très belle séquence de la maison de retraite. L'émotion y est extrêmement ténue, d'une mélancolie froide et proche de l'apathie, d'une neurasthénie profonde et sourde en creux des images. Dans un monde où l'horizon nous apparaît toujours embrumé, y reste-il un espoir? Peut-être dans cette quête chimérique que se donnent les protagonistes : celle d'aller voir ce fameux éléphant qui reste assis, dans un zoo à Manzhouli. Symbole d'un hiératisme face à la vie, position que semble adopter l'auteur, celle de la résignation, que rien ne changera jamais, qu'on reste ici ou qu'on aille ailleurs...


An Elephant Sitting Still s'avère donc une expérience cinématographique singulière, une lancinante tragédie sous un ciel gris et impassible. À la toute fin du film, cadrés en plan d'ensemble (seul plan large du film) au bord de la route, éclairés seulement par les phares du bus, les personnages jouent à se faire quelques passes avec un objet qu'on identifie difficilement, mais l'on entrevoit dans ce moment l'unique lueur d'espoir que nous propose le film, une once de lumière dans cette nuit noire et poussiéreuse de l'homme.


Hu Bo, avec une extrême générosité, nous a laissé son unique oeuvre dense de tous ses tiraillements. Une oeuvre testamentaire, un monument, un cri d'appel au secours perdu dans le brouhaha du monde industriel. L'ultime barrissement d'une âme saine vers une société malade, qui ne peut l'entendre.

MisterBrelu
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le 29 janv. 2019

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MisterBrelu

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