Après avoir laissé ce film durant sept ans sur mes étagères, craignant un ennui léthargique pire encore qu'un Mizoguchi, quelle a été ma surprise de l'avoir apprécié autant. Alors c'est clair que je ne le conseillerais pas à tout le monde, car il faut bien s'accrocher pour suivre cette oeuvre si atypique par sa narration décousue et son rythme qui donne beaucoup de place à la suggestion tant par l'image et les choeurs grégoriens, et préserve ainsi le spectateur dans un état transi entre fascination et parfois ennui. Ainsi, ce réalisateur a vraiment un sens de la temporalité qui a failli me faire décrocher bien des fois, qui pourtant suit une chronologie bien précise en 10 chapitres (balise bienvenue pour maintenir notre attention). Même lorsqu'on parvient au dénouement, le sens global ne se révèle qu'en partie en faisant le lien entre l'art et les séquences du film, donnant encore du grain à moudre pour de prochaines révisions. Bref, une oeuvre certainement exigeante, mais accessible et passionnante pour tous les amoureux de la spiritualité, cherchant moins à raconter une histoire qu'à sonder l'invisible à travers le sacrifice exigé de l'art et l'interrogation de sa destination. Quête magnifiquement mise en forme par le réalisateur qui possède autant de talent que Kurosawa dans la mise en place du cadre et de la mise en scène, sauf que la caméra est ici mobile, suivant le mouvement du monde ou les tourments du moine peintre, et nous plonge littéralement dans son film comme dans un sous-marin, capable de nous sortir de purs moments de contemplation avec la nature ou des échanges de regards qui semblent se croiser sans se rencontrer réellement, la matière et la vie guerroyant calmement contre la forme et les symboles. Ce qui m'a frappé particulièrement, c'est que l'humanité a l'air d'être plus incarnée dans les regards et les non-dits que dans les dialogues/monologues souvent philosophiques et abstraits (sans nier leur puissance verbale), qui sont en même temps essentiels pour maintenir un fil cohérent entre l'explicite et l'imagé.


Si je devais simplifier, les grandes lignes du scénario sont les suivantes. Un moine connu (Andreï Roublev) pour son talent à peindre les icônes et appelé à décorer la coupole d'une cathédrale pour son Prince, voit toutes ses certitudes mises en question par son propre itinéraire géographique puis métaphysique, particulièrement au contact d'un maître de l'iconographie orthodoxe (Théophane le Grec) qui repose son art entièrement sur Dieu sans se préoccuper des hommes, et d'une cérémonie païenne au cours de laquelle il subit la tentation de la chair. De grands thèmes chrétiens jaillissent avec en tête la futilité de l'effort humain et l'amour comme mère de toute vertu (Ecclésiaste & Première lettre aux Corinthiens). Des questionnements qui atteignent un pic lorsque Andreï Roublev commet l'irréparable pour sauver une vie, et devient ensuite simple observateur silencieux de la barbarie mise en place, menée par les Tartares et un Seigneur dissident russe, frère du Prince déchu. Commence alors la seconde partie du film avec un fils de fabriquant de cloches choisi pour en fabriquer une nouvelle dans le but d'honorer son nouveau Seigneur, suivie d'une description minutieuse du processus de fabrication dont l'obsession du jeune garçon atteint parfois des sommets. Ou quand la matière prend forme progressivement à partir des forces vives de la nature. Ce que n'a pas pu faire le "grand" Roublev, à savoir exploiter son talent au nom d'une cause plus grande que lui, un jeune orphelin sans expérience l'accomplira en y mettant toute son âme. Le maître coupé du monde humain et de ses problèmes, retrouve ainsi la voie dans l'énergie créatrice et matérialiste que l'enfant déploie au-delà de ses limites ...


On peut bien sûr penser à la situation russe de l'après-guerre où le communisme persécutait les grands lieux de culte, mais ce serait rater l'essentiel de réduire ainsi ce film à des motifs politiques, tant Andreï Tarkovski prend soin de se mettre à l'écart de toute catégorisation, aussi bien par son identité (par exemple, il ne fait pas de choix explicite entre les païens et les chrétiens) que par son style (non linéaire). Plus qu'un film historique qui se ferait la critique des pratiques politiques de son époque, il fournit plutôt un background qui lui permet d'interroger de façon intemporelle les forces du monde et de l'homme qui s'y affrontent, à l'oeuvre entre l'orthodoxie et le paganisme, le spirituel et le matériel, le microcosme et le macrocosme, la politique et l'art (sert-il à satisfaire l'ambition personnelle, le pouvoir de l'église ou du Prince, la joie du peuple ?). Il est probable aussi que cette oeuvre épouse le désir de son auteur à exercer librement sa propre pratique artistique (menacée à l'époque par la censure). En tous cas, par ce refus de la convention esthétique et du conformisme, le réalisateur déploie dans son oeuvre une richesse qu'il est impossible d'épuiser totalement en un seul visionnage.


Bref, Andreï Roublev est certes un film plutôt hermétique et atypique, mais aussi fascinant dans la manière dont il répond à la thématique de l'art et de la spiritualité. Une oeuvre de la trempe du Kurosawa du temps de Ran et de Kagemusha.

Arnaud_Mercadie
7
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le 20 avr. 2017

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Dun

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