Avoir un personnage qui porte le même nom que son film permet de jouer sur un double tableau : on ne sait jamais très bien si, quand les personnages prononcent le nom "Annette", ils parlent de la marionnette sculptée que tout le monde semble croire vraie petite fille, ou du film dans lequel elle prend place, autre marionnette sans vie autonome que tout le monde semble pourtant traiter comme tel. Et puisque l'on est chez Leos Carax et qu'il se permet de passer son temps à détruire toute possibilité de suspension d'incrédulité (de cette introduction flamboyante au genre comédie musical omniprésent), on n'aura aucun mal à croire notre metteur en scène en pleine réflexion autant sur ce que communique son film que sur les mécanismes permettant cette communication.


Une communication qui prend la forme d'une tragédie où le dionysiaque et l'apollinien s'aimeraient sans trop savoir comment afin de, miracle du double sens, donner naissance à Annette. Le beau qui ne cesse de mourir car inaccessible (comme si le châtiment de Sisyphe rencontrait le destin d'Orphée, sacré crossover en perspective), jusqu'à mourir pour de bon, assassiné par l'artiste en recherche d'authenticité. Cette authenticité qui nous pousse à aller chercher les recoins les plus monstrueux de notre être afin d'expier ce qui nous tourmente, quitte à se prendre un méchant retour de bâton. Ne serait-ce pas le propre de l'artiste de vouloir tuer le beau, idée horrifiante s'il en est ? Le tuer pour le faire entrer dans la réalité. Car créer, c'est aussi tuer tout ce qui aurait pu exister à la place.


Alors "No more killings", on abandonne face à la tâche paradoxale de l'art et on reste bien cloîtré dans notre prison de la réalité ? On ne serait pas dans une tragédie s'il n'y avait pas un peu de ça, mais pas sans d'abord avoir pu contempler le miracle de la progéniture qui se défait de ses ficelles pour prendre son indépendance. Une marionnette qui devient vraie petite fille, quitte à souffrir de la dualité de sa parenté (et cette Annette en souffre pas mal, de cette dualité, avec ses 2h20 au compteur et sa pose auto-réflexive sans doute un peu trop consciente d'elle-même pour paraître 100% honnête). Qui souffre mais qui n'oublie jamais de chanter comme personne afin de faire croire aux miracles. Notamment celui, et pas des moindres, des 25 images par seconde qui se transforment en inspiration ineffable dans l'oeil du spectateur.


"On dit que la beauté réside dans l'oeil de celui qui contemple", citait un personnage de Holy Motors. Leos Carax a tué son idée pour la matérialiser, désormais le choix est nôtre de l'apprécier ou de la rejeter semblerait-il. Sans vouloir perdre le sens de la nuance qui semble faire défaut aux personnages techno-dépendants décrits dans les quelques scènes donnant des envies de Ok boomer du film, j'ai fait le mien.

Mayeul-TheLink
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le 15 juil. 2021

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