Qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Est-ce simplement un trait physique, l’organisation du visage, le contenu de nos ventres ou cela est-il spirituel avec la conscience de soi, la pensée, les sentiments, voire l’âme ? Ce questionnement qui persiste toujours et encore semble être le point névralgique du travail d’Alex Garland en tant que scénariste, et ce de ses zombis de 28 jours plus tard à ses clones d’Auprès de moi toujours, jusqu’à ce que ces interrogations deviennent le synopsis même de son premier long-métrage, Ex Machina. Dans son dernier chef-d’œuvre au titre portant pourtant le sens de la destruction, Alex Garland plus que jamais va s’attaquer à l’essence de l’humanité en se plaçant presque en scientifique expérimentant inlassablement sur les êtres pour trouver la singularité de l’Humain, à la recherche d’une forme de renaissance.


[Je préviens, cette analyse comporte des spoils.]


Les trois premiers plans du film annoncent directement ce projet. On y voit le personnage de Lena – incarnée par une Natalie Portman à la hauteur de son rôle dans Black Swan – simplement assise en tenue blanche, comme un cobaye, observée par d’autres derrière une vitre. Puis nous remarquons que seule elle n’est pas dans une combinaison ce qui dirige le questionnement sur l’humanité vers un premier critère : l’apparence physique. D’emblée, ceux qui ressemblent à "un autre" se sont les scientifiques accoutrées de leurs masques et, pourtant, la première réplique du film est une question par rapport à la nourriture, quelque chose considéré comme essentiel pour la survie. Lena répond qu’elle ne se rappelle pas avoir mangé ce qui semble comme l’éloigner finalement du genre humain par cette dimension corporelle. Dans Annihilation, Alex Garland va s’attaquer très violemment au corps humain pour le comprendre. La zone où pénètrent les héroïnes s’appelle le « Miroitement » et, durant tout le film, la question du reflet semble essentielle avec un véritable jeu sur les surfaces grâce aux fenêtres, à l’eau jusqu’aux yeux et, dès lors, la question de l’écho paraît comme dominante jusqu’à sa concrétisation à la toute fin. Mais le film ne se contente pas de reproduire des doubles parfait, au contraire, il semble se rapprocher d’une tentative d’hybridation. Le corps est complètement disséqué, découpé, greffé à autre chose afin de comprendre ce qui le rend unique : c’est ainsi qu’une voix humaine s’installe dans les cordes vocales d’un ours, qu’un ventre déchiré semble rempli de serpents intestinaux, que des plantes se modélisent en silhouette ou qu’une femme se transforme en fleur. Le cas de Josie, jouée par la merveilleuse Tessa Thompson est passionnant à cet égard : comme le dit Cass, elle se scarifie pour se sentir en vie, obligée d’elle-même se morceler pour trouver ce qui la justifie en tant qu’humaine. Alex Garland semble ainsi comme à la recherche d’une nouvelle beauté, d’une nouvelle forme d’humanité par ses chimères sublimes, et la fragmentation des corps veut aboutir à une nouvelle création.


Mais il n’y a pas que le corps qui se trouve mis à mal par le réalisateur qui, dans la poursuite d’Ex Machina où le dialogue jouait un rôle primordial, va interroger le mental, la psyché, la possibilité des émotions. Lena, au début, apparaît comme endeuillée, malheureuse, ne voulant plus d’une vie sociale. La question du deuil, qui était l’élément centrale du roman de Jeff Vandermeer, est ici utilisée à d’autres fins. Est-on encore humain lorsque la mort nous a violemment enlevé quelque chose ? Lorsque le personnage de Cass parle du décès de sa petite fille, elle évoque un « double deuil », celui de son enfant et de son « ancien moi » prouvant qu’après un tel arrachement on ne peut plus vivre et on dépéri lentement et douloureusement jusqu’à trouver un moyen de faire renaître son mental. C’est ainsi que la question de la tumeur prend plusieurs sens dans ce film. Le Dr. Ventress est atteinte d’un cancer, la fille de Cass a succombé à une leucémie et, finalement, les métastases ne sont pas physiques mais bien psychologiques et, ce qui se trouve gangréné, c’est l’humanité de Ventress qui n’éprouve plus la moindre compassion envers les autres, ou Cass qui meurt elle aussi métaphoriquement après sa fille. Mais Alex Garland prend cette autodestruction pour en faire comme une composante même de la psychologie humaine. Comme dans Ex Machina où le personnage d’Oscar Isaac se mettait de lui-même profondément à mal par son alcoolisme, la mutilation tant physique que psychologique devient ce qui rend chacun presque monstrueux tout en étant comme une composante essentielle et inévitable de notre psychisme. Le personnage de Josie est-elle profondément humaine ou inhumaine lorsqu’elle se laisse submerger par cette nature ? Qu'importe la réponse, il reste merveilleusement touchant de constater avec quelle poésie sépulcrale Alex Garland dépeint ce personnage à la recherche de la beauté par un suicide en pétales colorés.


Finalement, c’est au travers des dichotomies vie / mort, amour / meurtre, création / annihilation qu’Alex Garland va aller au bout de ses expériences. En un sens, la citation qui correspondrait le mieux à cette œuvre semble se trouver dans le film Donnie Darko de Richard Kelly : « Destruction is a form of creation ». Je pense qu’Annihilation est un film qui ne parle que de naissance, de création, et ce paradoxe, cette contradiction entre le titre et le propos se trouve dès le début : le plan qui suit l’écran titre montre des cellules qui se reproduisent, des cellules qui sont elles-mêmes cancéreuses et qui donc par leur multiplication, par leur vie, produisent la mort. Ce propos autour de l’oxymore de magnifique destruction trouve déjà sa place dans l’esthétique même du film. La vie humaine est envahie par les plantes, les murs auréolés de cercles colorés, tout s’effrite et pourtant les couleurs sont saturées et foisonnantes, le soleil prend une teinte violette, la dissolution de Ventress est en cendres dorés et brillantes. Le film semble sur ce point vraiment se relier à The Fountain de Darren Aronofsky, film cherchant lui aussi la question de la renaissance dans la mort et le deuil et qui, pour appuyer son propos, misait énormément sur une esthétique du sublime aux couleurs démentielles, aux lumières puissantes. De plus, dans sa mise en scène, Alex Garland choisit d’être presque toujours en mouvement. Il y a toujours, ou presque, de très lents travelling qui se rapprochent, même dans les simples champs / contre-champs ce qui donne une impression constante de déplacement, comme si la création était toujours en marche, que jamais rien ne s’arrête, et le tout rajoute une sensation d’inquiétante étrangeté avec cette question du mouvement perpétuel (symbolisé aussi par le tatouage en forme d'infini sur le bras de Lena) qui rend les dialogues et actions presque bizarres et vertigineux.
L’autre contradiction, celle entre l’amour et la violence, se profile durant tout le film mais prend vraiment tout son sens à la fin. Le dernier rapport entre l’ « alien » et le personnage de Lena est un rapport de violence et de destruction et c’est ainsi qu’elle et la créature se mélangent, se confondent, se ressemblent comme si ce qui était profondément humain n’était que la brutalité qui résulte à la destruction entière de la zone. Pourtant, comme toujours, dans ce marasme d’agressivité, Alex Garland va tenter de dégager un peu d’amour, de sentiment. Dans l’hypothèse où, à la fin, nous ne savons pas qui est l’alien et qui est l’humaine, il y a un double rapport au couple et à l’amour : lorsque la forme brûle dans le phare à cause de la grenade, son premier réflexe est de se diriger vers le corps calciné de son mari, puis il y a ce magnifique plan dans le reflet du verre une fois que Lena est rentrée qui met en évidence sa bague, donc son lien avec Kane et, à la fin, ils finissent par s’enlacer.


La fin de ce film ne me paraît en réalité pas du tout pessimiste ou annonciatrice d’une potentielle destruction. Qu’importe de savoir s’ils sont un autre ou eux-mêmes, les deux personnages, mis en valeurs par de sublimes reflets dans leurs iris, portent les caractéristiques des humains. L’annihilation annoncée est peut-être finalement seulement celle de notre idée préconçue de la forme de l’humanité, et elle aboutit à une création d’un nouveau genre, aux caractéristiques semblables. La première fois que Lena se réveille dans ce laboratoire, elle est allongée en position fœtale, comme au début de sa création, et, à la fin, elle est debout avec un autre. Ce film s’érige ainsi comme une recherche magnifique du sublime dans la mort, de la splendeur dans la destruction, de la vie dans la fusion, jusqu’à dégager un lyrisme insoupçonné dans des os gisant dans du sable blanc, dans une femme disparaissant en poussières d’étoiles, dans deux êtres sûrement venus d’ailleurs aux prunelles multicolores.

Critique lue 1.5K fois

45
2

D'autres avis sur Annihilation

Annihilation
adventureboy
4

Auto-Annihilation

Après une belle série de ratés cinématographiques, débarque enfin le film Netflix le plus prometteur. Un projet SF avec Nathalie Portman, par un jeune réalisateur dont le premier film Ex Machina...

le 13 mars 2018

217 j'aime

56

Annihilation
SanFelice
7

Tumeur maligne

Les premières minutes du film nous plongent d'emblée dans une ambiance de mystère qui restera un des points forts d'Annihilation. Léna (Natalie Portman) est interrogée par un homme en combinaison NBC...

le 13 mars 2018

173 j'aime

2

Annihilation
Peaky
9

L'expérience traumatisante d'une merveille de Science Fiction

J’ai le cœur qui bat à 100 à l’heure, mes mains tremblent, j’encaisse. J’encaisse ce qu’il vient de se passer, ce qu’il vient de se dérouler sous mes yeux. L’expérience est traumatisante et laissera...

le 12 mars 2018

115 j'aime

16

Du même critique

Justice League
CrèmeFuckingBrûlée
4

Journal intime de Batman : entrée n°1

Mercredi 15 novembre 2017 Oh là. Qu’est-ce qu’il s’est passé hier soir ? J’ai l’impression que Superman tient mon crâne entre ses mains tandis que Wonder Woman me donne des coups de pieds dans...

le 19 nov. 2017

121 j'aime

22

Logan
CrèmeFuckingBrûlée
9

Lettre de Batman à Logan

Cher Wolverine, Enfin... Hey mon pote Logan. Pardon d’être aussi formel, tu sais, c’est la première fois que je t’écris, je ne sais pas vraiment comment je dois m’y prendre, quel registre utiliser...

le 4 mars 2017

92 j'aime

18