Le Champomy, c’est de la merde.


Charlie Kaufman m’a toujours donné l’impression d’être un faux naïf, un faux rêveur. Le type que tout le monde prend pour un gentil poète lorsqu’il écrit des films tout doux et faussement fous, alors qu’en fait c’est juste un arriviste qui a réussi à bien se placer.


Ben je crois que j’avais faux. Autant je détesterai toujours la crotte sucrée et pédante Eternal Sunshine of the spotless Mind, je ne trouverai jamais un vrai intérêt à Dans la peau de John Malkovich et je trouverai le développement de Her trop mou ; autant je redécouvre l’auteur avec Anomalisa. Assez étonné de voir que l’accueil du film a été froid alors que justement Anomalisa me semble être l’œuvre (de celles que je connais) la plus personnelle, la plus rigoureuse et la plus transgressive de son auteur.


Le public qui aime les œuvres tirées du cerveau de Charlie Kaufman, en général, ce qu’il aime, c’est ce que l’on peut espérer d’un Gondry, à savoir une espèce de poésie enfantine, un humour et une folie douce. Toujours gentille. En gros, il faut que ça apporte un peu de folie dans le réel sans jamais transgresser réellement notre rapport au monde. Sans jamais fragiliser les piliers de notre civilisation ou de notre psyche. Un machin qui te rend content sur la base d’un mensonge, qui te rassure sur ta capacité à tirer le jus de la poésie du Monde. Du Amélie Poulain plus indé quoi.


Aller voir un film comme ça, c’est un peu comme descendre un Champomy cul-sec en mode bonhomme à la boum de tes 12 ans (alors que c’est dégueulasse et que, en vrai, t’aurais préféré une simple grenadine bien dosée).


Ok je livre là une vision un peu caricaturale des films et de leur public mais c’est vraiment là le ressort qui m’horripile dans ces productions, leur marketing et leur accueil.


Quand on y regarde de plus près, Kaufman a quand même une nette propension à aller vers des sujets plus adultes, plus Bill Murray style, avec du quadra (quinqua ??) gentiment dépressif dans une société qui tend à l’aseptisation.


Et avec « Anomalisa » il part tellement loin Charlie qu’il dépasse tous ceux qui s’étaient déjà positionnés sur le créneau.


Le droit de savoir


J’ai vu le film sans rien connaitre du scenario ni du projet si ce n’est que c’était un film de marionnettes.
Je pense qu’il est important de ne pas spoiler car le scenario ne se base pas vraiment sur des twists mais plutôt sur des prise de conscience progressives et une compréhension différée des événements ou des relations entre les personnages pour le spectateur.


De ce point de vue, l’écriture est très réussie. On sent que le film est réalisé par un scénariste, par à cause de grandes prouesses mais plutôt par la maîtrise absolue du rythme de son récit et de son développement sur de toutes petites finesse. Finesses de rythme, finesse de caractérisation des personnages, délicatesse des événements disruptifs.


La seule chose que vous avez à savoir pour comprendre le projet sans le déflorer :
- C’est un film de marionnettes en stop-motion
- C’est l’histoire d’un cadre quinquagénaire qui arrive dans un hôtel et va rencontrer plusieurs personnages dont une femme qui va réveiller son élan amoureux.
- Y a un choix stylistique radical dans le traitement des voix et dans le physique des marionnettes.


Des critiques ont reproché au scénario d’être convenu, attendu, repompé d’autres films romantico-dépressifs. Pour ma part j’ai été surpris et fasciné de bout en bout. Anomalisa n’est pas un film qu’on voit, c’est un film qu’il faut regarder.


L’enfer c’est les autres


Michael Stone, personnage principal donc, est directeur d’un service client et apparemment assez expert dans son domaine pour être auteur de livres de coaching sur le sujet « Comment puis-je vous aider à les aider ? ».


Le scenario va lui faire traverser plusieurs expériences transactionnelles avec des responsables de service (taxi, hôtelier, groom, serveurs…) qui semblent à première vue appliquer ses conseils :



  • Chaque client est un être humain

  • Chaque être humain a une vie, des désirs des souffrances

  • Il faut apprendre à aimer son client pour le connaitre


Ces préceptes qui érigent la mission d’un responsable clientèle en fer de lance de l’empathie, de la bienveillance et de l’altruisme s’incarnent dans des marionnettes qui seront toutes finalement froidement affables, profondément indifférentes en dehors de l’instant T du contact humain.


Les règles de communication / communion qui sont partagées (tout le monde a lu le livre, +90 % de productivité quel que soit le secteur, ça c’est un running gag assez rigolo et hautement Houellebequien) produisent en fait un système relationnel complètement policé.


Il y a en fait dans Anomalisa tout le paradoxe de ce que je crois comprendre de Sartre : L’enfer c’est les autres (parce qu’ils te voient, ils t’obligent à être / à prendre une posture, parce qu’ils sont chiants, qu’ils jugent…) mais sans les autres t’es tout seul comme un con. Oui, parce que l’humain se construit par les autres (l’existence précède l’essence). Vécu frontalement, ce paradoxe produit une double contrainte insoluble et un désespoir abyssal.


Michael Stone est une marionnette tiraillée entre sa mission de bienveillance (comprendre autrui comme un individu spécifique et l’aider en fonction), son besoin de reconnaissance (littéralement être vraiment vu par quelqu’un d’autre) et son expérience de la déception vis-à-vis des autres.


Sa quête d’Amour oscille entre ces différents pôles sans se fixer.


La propreté


On pourrait au premier abord reprocher à Kaufmann d’utiliser des marionnettes parce qu’il est tellement dans le concept qu’il rechigne à filmer des humains. Je trouve au contraire que le rapport à la chair est extrêmement fin et prononcé.


Si les marionnettes sont très belles et parfaitement animées, les bourrelets, les cicatrices ou les proportions des corps est à la fois réaliste et crûment en décalage par rapport aux images que l’on a l’habitude de voir. Bill Murray peut être filmé en chaussettes avec des cernes et un peignoir, mais jamais Sofia Coppola n’oserait le filmer tout nu avec un gros bide et une petite bite.


Il ne faut pas croire que les personnages sont dégueus pour autant, au contraire Kaufmann arrive à nous montrer la beauté contenue dans le caractère ordinaire de chaque personne et les variations (donc la richesse) que peuvent créer ces imperfections.


La scène d’amour en Lisa et Michael est magnifique car elle semble hyper réaliste (il s’appuie sur ses cheveux, ils sont hésitants et maladroits dans leurs positions). Le fait que l’accouplement de deux marionnettes nous semble plus vrai qu’une scène de cul tournée avec deux modèles qui correspondent aux canons de la beauté actuelle nous dit beaucoup de notre conditionnement. Rien que pour l’intelligence et la parfaite mise en œuvre de cette démonstration par l’expérience, le film Anomalisa est une œuvre majeure.


Ainsi les marionnettes ne sont pas utilisées pour faire joli mais pour renforcer la finesse et l’attention aux détails vernaculaires. En effet, en tant que spectateur, devant le film en stop motion, nous avons l’œil particulièrement attiré sur les gouttelettes qui glissent sur un hublot, le mouvement des cheveux de Lisa sur le lit, le mouvement du mojito dans le verre. Parce que l’animation est difficile lorsqu’elle veut reproduire le réel, elle nous oblige à voir l’extraordinaire complexité de l’ordinaire. Ce que tout un pan du cinéma a oublié ou alors fait de façon trop maniérée : s’attacher aux détails de la communication corporelle, le détail d’un clignement de l’œil, du mouvement d’un doigt, du froissement nerveux de la manche de son pull.


Dans sa forme, le film apporte un soin tout particulier à sa technique et va jusqu’à esquiver, parfois même un poil artificiellement, toute facilité pour au contraire essayer ce qu’il y a de plus difficile : effets de lumières fin et complexes, image travaillée, cadres équilibrés et souvent en mouvement (hyper chaud en stop motion). La perfection des mouvements d’appareil et la propreté du son (montage + mixage) constituent un contrepoint face à l’imperfection des actes et des réactions humaines. Nous sentons immédiatement et par contraste la difficulté à être de ces marionnettes. Comme si la difficulté technique de l’incarnation de leurs imperfections crédibilisait la vraisemblance nécessaire à la bonne conduite du récit et justement donnait à voir, à observer, à scruter, les détails et vacillements d’une mécanique confrontée à du vivant.


Les marionnettes ne sont donc pas un gadget un peu hype d’un cinéaste indé en manque d’assurance crédibilité. Elles sont au cœur des thématiques profondes du film : les marionnettes sont construites en série sur un modèle reproductible à l’identique. Les marionnettes sont animées, si ce n’est par autre chose qu’elles–mêmes, par des mécanismes et des articulations huilées.


Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la fragilité de la structure mécanique de la marionnette nous est montrée à deux reprises (lors du bug des lèvres devant le miroir, puis lorsque Michael perd littéralement son visage au sol pendant qu’il court).


Enfin, on soulignera l’intelligence de l’écriture et du rythme du récit.


Le désir mimétique


Comme dans son scenario Dans la peau de John Malkovich, Kaufman livre ici un personnage principal qui fuit la masse constituée par des personnages secondaires tous identiques. La fuite vers la différenciation est aussi la voie vers la panique d’être le bouc émissaire.


Ce thème (être différent s’est le risque d’être rejeté ou accaparé), un poil simpliste, est bien mené. Mais toute la richesse du film se dévoile sous cette première couche. Ça devient difficile à expliquer car le dévoilement même de cette couche est magnifique et fait partie de l’expérience que doit être le film.


Tout désir est désir d’être. Ainsi, à partir de là, l’effort d’empathie que peut mettre en œuvre Michael Stone pour donner à un personnage toute l’attention qu’il mérite, est un moyen de se faire exister lui-même.


Je n’écris pas « n’est qu’un moyen » car il y a quelque chose de dépassionné dans le traitement de cette idée par Kaufmann. L’auteur ne va pas juger ses personnages, et lorsqu’il y a un peu de méchanceté dans son film, elle est étalée sur l’ensemble es personnes ou alors compensée dans une séquence suivante.


Kaufman a écrit son film comme si, à l’inverse de ce qu’on attend de lui (Idées / Thème / Message du type : chaque individu est un créatif en puissance, le monde n’est pas assez fou pour nous…), l’auteur considérait le cerveau comme une machine subissant des lois mécaniques et ne voyait pas les saillies hallucinées de ses personnages comme des preuves de créativité ou du caractère exceptionnel de chaque individu mais au contraire comme des outils façonnés par l’évolution pour favoriser l’existence d’une espèce désormais dominante. En tout cas assez dominante pour avoir façonné la Terre à son image (rien de « naturel » dans Anomalisa, même les nuages sont en coton ou en CGI) et vivre entre soit, loin de toute problème primal (se nourrir, se laver, consommer est très simple dans l’hôtel de Anomalisa et dans les alentours de Cincinatti).


La créativité et le désir de l’Homme occidental ne serait que le reliquat, le réflexe compulsif de survie, de l’animal qu’il fut. Ni augmentation du réel, ni folie furieuse, ce qui reste de nos émotions ne seraient que des petites décharges chimiques faites pour nous continuer à agiter nos membres.


Je ne m’attendais pas à trouver quelque chose de Extension du domaine la lutte dans ce film. Pourtant cette teinte fait que Anomalisa éclipse définitivement, et pour le bien de tous, Lost in Translation, Bird People et autres film de romances en transit.


L’abîme


Anomalisa est peut-être tout simplement le film le plus profondément triste que j’ai jamais vu. Pas triste parce que la maman de Bambi meurt ou que la boxeuse de Eastwood fini paralysée. Pas une tristesse issue d’un sentiment d’injustice qui aurait esquivé la colère.


Anomalisa est peut-être le film le plus profondément triste que j’ai jamais vu parce qu’il est désespéré. Pire que désespéré, il développe un scénario dans lequel les personnages n’apprennent au final rien de ce qu’ils ont vécu alors que leur projet même est la quête de soi. L’écriture est magistrale dans ce qu’elle arrive à distiller chez le spectateur une histoire, des idées et une connaissance de la situation riche et fine alors qu’aucun personnage ne se voit vraiment dans le miroir, ne saurai se comprendre lui-même ou les autres.


Amour, empathie, compréhension, rien de tout cela ne peut naître dans un monde où, finalement (dans le dernier plan), le face à face le plus simple et sain est celui d’un homme face à un pantin sexuel désarticulé.


Lorsque le spectateur voit enfin cet abîme, ce dernier le regarde aussi et procure un vertige qui ne s’en ira pas facilement.

Dlra_Haou
9
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Créée

le 23 août 2016

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Martin ROMERIO

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