Antigone et sa puissance de fascination. Antigone et les multiples réécritures dont elle a fait l’objet, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours... Pour son cinquième long-métrage, la réalisatrice québécoise Sophie Deraspe se laisse inspirer par l’affaire Fredy Villanueva, qui avait ému le Québec en 2008, et la noue étroitement au mythe d’Antigone, nourricier de toutes les révoltes.


Les protagonistes du mythe reprennent vie sous nos yeux, porteurs des mêmes noms que dans la tragédie grecque. Les rives de la Méditerranée sont également présentes, mais c’est l’histoire algérienne qui surgit ici. En effet, la fratrie a émigré au Québec, suite à l’assassinat des parents par le GIA. La nourrice grecque a les traits d’une grand-mère, enfuie avec les deux frères et les deux sœurs.


Il faudra, comme dans l’affaire Villanueva, une bavure policière dans un parc pour que l’un des deux frères, Etéocle, soit tué et l’autre sous les verrous, menacé d’extradition. Et c’est pour éviter ce retour forcé de Polynice vers le pays natal que la sage, la brillante Antigone deviendra délinquante, en se substituant à son frère pour permettre l’évasion de celui-ci.


La première partie de cette réécriture - puisque la réalisatrice est également scénariste, directrice de la photographie et co-monteuse - charme par sa fraîcheur, la douceur invitante du printemps canadien, et la vie qui jaillit des personnages. En accord avec la figure textuelle d’Antigone - et non avec certaines interprétations lointaines qui tendaient à faire d’elle une héroïne dépressive et suicidaire, prise dans un « non » généralisé au monde -, Sophie Desrape souligne la sensorialité de la jeune fille, à laquelle une actrice débutante mais très convaincante, Nahéma Ricci, prête ses traits lumineux. On se réjouit également de retrouver le comédien plus aguerri, quoique encore jeune, Antoine Desrochers, que l’on avait découvert en idole énigmatique et silencieuse dans « Jeune Juliette » (2019), d’Anne Émond. Il campe ici un Hémon blond très souriant, attentionné et tendre.


La cassure correspondant à la survenue du drame, avec la mort d’Etéocle, mais d’Etéocle seulement, induit un déséquilibre dans la cohérence de l’ensemble de l’œuvre et dans le dégagement de ses enjeux. En se battant pour un vivant, Polynice, et qui plus est un vivant petite frappe, conscient de ce qu’il nomme lui-même sa « nullité », Antigone perd la moitié du caractère sacré de sa cause. La dimension sacrée du lien fraternel est préservée. Mais disparaît celle, ô combien plus fondamentale, intouchable, du lien aux morts, qui plus est à « ses » morts.


Un retour de cette dimension est certes tenté, lors d’une scène justement très forte et très réussie, mettant en présence Antigone incarcérée et une psychiatre aveugle régénérant de manière saisissante la figure de Tiresias, mais elle manque toutefois cruellement, par ailleurs, dans le second temps. Quelques bonnes idées scénaristiques surviennent, comme l’utilisation des réseaux sociaux pour manifester le soutien des jeunes apporté à Antigone, avec le changement de format qui lui correspond à l’écran, sur fond d’une musique ad hoc qui pulse la teneur protestataire. L’aperçu de la vie carcérale et du traitement des détenus mineurs au Québec ne manque également pas d’intérêt. Mais la cause défendue par la jeune femme devient, malgré les efforts des uns et des autres, plus anecdotique, puisqu’elle a perdu son fonds le plus sacré et aussi le plus éminemment et superbement paradoxal : aller sacrifier sa vie pour un mort... Comme si elle sentait ce manque, Nahéma Ricci réduit d’ailleurs singulièrement la palette et l’expressivité de son jeu dans ce second temps, et se borne à afficher une mine renfrognée, butée et malheureuse, sur laquelle les affects ne frémissent plus guère...


On reste donc très partagé entre le bonheur de voir offerte à cet inépuisable mythe une nouvelle reviviscence, si réussie en son début, et la relative déception face à une réinterprétation qui, certes, poursuit l’entreprise de remise au goût du jour, mais se déleste un peu légèrement d’une composante pourtant essentielle...

AnneSchneider
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement.

Créée

le 1 mars 2020

Critique lue 1.7K fois

14 j'aime

7 commentaires

Anne Schneider

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

14
7

D'autres avis sur Antigone

Antigone
Cinephile-doux
8

La loi de son cœur

Il pouvait sembler audacieux de s'emparer de la figure d'Antigone, déjà présente dans la mythologie grecque avant Sophocle, pour décrire la résistance d'une jeune québecoise d'aujourd'hui face une...

le 4 sept. 2020

8 j'aime

1

Antigone
JorikVesperhaven
6

Porté par son actrice principale, une oeuvre au thèmes forts mais trop hermétique à l'émotion.

Cette adaptation très libre de la tragédie de Sophocle de manière contemporaine a été sélectionnée par le Canada pour représenter le pays aux prochains Oscars. Si on ne nie pas les qualités du film...

le 17 nov. 2019

7 j'aime

Antigone
seb2046
7

Antigone, reine de cœur...

ANTIGONE (Sophie Deraspe, CAN, 2019, 109min) : Percutante adaptation moderne de la tragédie de Sophocle. Sincère hymne à la jeunesse contestataire et ivre de justice. Sociétal. Sacrificiel. Militant...

le 5 sept. 2020

6 j'aime

Du même critique

Petit Paysan
AnneSchneider
10

Un homme, ses bêtes et le mal

Le rêve inaugural dit tout, présentant le dormeur, Pierre (Swan Arlaud), s'éveillant dans le même espace, mi-étable, mi-chambre, que ses vaches, puis peinant à se frayer un passage entre leurs flancs...

le 17 août 2017

76 j'aime

33

Les Éblouis
AnneSchneider
8

La jeune fille et la secte

Sarah Suco est folle ! C’est du moins ce que l’on pourrait croire lorsque l’on voit la jeune femme débouler dans la salle, à la fin de la projection de son premier long-métrage, les lumières encore...

le 14 nov. 2019

73 j'aime

21

Ceux qui travaillent
AnneSchneider
8

Le travail, « aliénation » ou accomplissement ?

Marx a du moins gagné sur un point : toutes les foules, qu’elles se considèrent ou non comme marxistes, s’entendent à regarder le travail comme une « aliénation ». Les nazis ont achevé de favoriser...

le 26 août 2019

70 j'aime

3