When you're strange, faces come out of the rain.

Il paraît presque dérisoire de vouloir parler de Apocalypse Now. On ne peut que constater son caractère purement cinématographique, sorte de poésie d’image que recherchait Kubrick, et conclure tout débat : Apocalypse Now est un chef-d’œuvre qui doit se ressentir, et donc impossible à expliquer. Idée renforcée par le fantasme du tournage "apocalyptique" qui, donnant plus de force de frappe à l’œuvre, n’oublie pas de rendre impossible toute étude du film, car réalisé dans le chaos le plus total.


Si cette idée peut faire preuve paradoxalement d’une étroitesse d’esprit regrettable, on y trouve tout de même du vrai. Comment ne pas se laisser porter par les images mouvantes teintées du rouge orangé d’un soleil étouffant mêlé aux couleurs vives de la jungle et des fumigènes ? Par la voix monocorde et pourtant envoûtante d’un personnage énigmatique ? Ou même par la puissance de ce monomythe revisité à la sauce psychédélique ?
La légende qui s’est installée autour du film rend l’immersion d’autant plus forte, et des premiers battements d’hélices sur des surimpressions de ventilation jusqu’aux fondus enchaînés de statues imposantes narrées par Brando, le temps n’a plus cours.


Toutefois il me paraît important de ne pas regarder ce film uniquement comme un objet mystique, mais également comme un sujet d’étude.


Il est d’ailleurs impressionnant de voir Coppola utiliser un schéma narratif aussi simple (départ du héros, péripéties sans réels rapports entre elles, résolution et retour) pour lui insuffler un souffle aussi personnel, mais surtout de lui donner un réel sens. Si la version originale prend quelques raccourcis, la version Redux propose bien une rétrospective de la nature humaine et de sa vie en société. Tout l’enjeu du film sera de définir de façon introspective les possibilités de l’Homme face à lui-même et à ses semblables.


Différentes étapes de l’évolution semblent alors s’aligner selon le cours de la rivière. Le vide intellectuel de Kilgore pour le néant, les instincts primaux d’une troupe en chaleur pour l’animalité, un campement sans leader pour l’Homme non organisé, un pont halluciné et chaotique pour l’échec actuel de la société américaine, et enfin une famille française qui se déchire dans les ruines depuis longtemps abandonnées de leur tour d’ivoire pour le futur de l’Homme civilisé. Et parmi cela, Willard, son regard froid, et sa fascination pour un être qui semble avoir réussi a faire fi de la morale et du jugement, pour ne garder que la raison.


Faire de l’horreur une amie, perdre ses sentiments, et devenir un Dieu. Capable de prendre une décision en se basant seulement sur une idée de bien commun inconcevable. Willard, en tuant Kurtz, et suite à son voyage initiatique de déshumanisation, obtient ce qu’on pourrait appeler le "cœur de ténèbres". Une vision omnisciente de l’Homme et de sa nature, donnant un certain statut de surhomme, dont la sagesse absolue aurait remplacé les sentiments.


Mais le retour aux surimpressions du départ surplombées des mots "the Horror" ne laisse plus de doute : l’horreur a déjà retrouvé Willard. Son incapacité à prendre la suite de Kurtz donne au film toute sa noirceur : diriger est une notion impossible pour l’Homme, car la décision est toujours motivée par notre nature, dirigée par les émotions. Magnifique constatation de la vacuité des guerres, de la manière la plus cinématographique qu’il soit.


Le statut de chef d’œuvre est parfois une notion abstraite. Apocalypse Now la rend tout à fait concrète, de la plus belle des manières. Le cinéma est un art considéré par Coppola non pas comme un moyen d'adapter une oeuvre littéraire, mais une possibilité de matérialiser ses propres visions pour les inculquer à son spectateur. Rarement le créateur n'aura été aussi en lien avec son spectateur. Et on aime ça.

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le 12 mai 2016

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Mayeul TheLink

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