Stoli on the rocks, very shaked and very stirred !

Plusieurs problématiques se sont accumulées ces dernières années au sujet du film d'espionnage.
Une problématique définitionnelle: qu'est-ce concrètement un film d'espionnage? Un film policier avec des enjeux officieux et internationaux? Un film noir avec des agents secrets? Un film d'action où un méchant mégalomane menace la terre toute entière? Un film d'auteur qui penser la géopolitique?
Une problématique chronologique: à quelle époque doit se passer un film d'espionnage? Y a-t-il des périodes plus dévolues à l'espionnage ou chaque époque peut-elle en traiter ? Et, par conséquent vaut-il mieux faire de l'espionnage historique (Le Pont des espions, Alliés) ou de l'espionnage actuel (La chute de Londres, Snowden)?
Une problématique due au politiquement correct et qui en réalité s'étend à tous les genres: qui mettre en scène en tant que héros et quel type de héros? Y a-t-il un public sous-représenté à l'écran (membre d'une race, d'un peuple, d'une gente sexuelle) ? Les héros doivent-ils devenir de plus en plus humains, truffés de failles ou conserver l'admiration qu'on éprouve face au héros en le voyant dur et d'une quasi-perfection?


Atomic Blonde répond à toutes ces questions autant par son contenu que par sa première scène. Le film s'ouvre sur Reagan à la porte de Brandebourg demandant à Gorbatchev d'abattre le mur de Berlin et aussitôt barre l'image à la bombe rouge pour ajouter: "ce film ne parle pas de ça".
Car Atomic blonde montre que le monde actuel n'est que la suite logique du monde d'hier, que seul notre regard a changé. Car il se pose aussi en film d'action qui ose beaucoup, qui frappe fort mais ne s'interdit pas une structure narrative complexe, une intrigue recherchée et l'ambiance d'un film noir. Car son héroïne est bien une femme: une Blonde de Pékin des temps modernes qui possède le caractère froid, apparemment égoïste et bagarreur de Bogart, l'icône des films noirs. Car en même temps, il ne donne pas une importance folle à la relation lesbienne de son héroïne pour rappeler qu'un être n'est pas définissable que par son sexe et que c'est bien ses compétences et sa façon d'être qui font de Lorraine Broughton ce qu'elle est.


                                        **Qui est Lorraine Broughton ?**

A en suivre le slogan du film ("Charlize Theron frappe aussi fort que Bourne"), Lorraine Broughton serait une sorte de Jason Bourne au féminin. Définition bien réductrice qui a fait tomber plus d'un dans le panneau, confusion problématique avec Erika Olsen, l'espionne de Mireille Darc qui ressemble à s'y méprendre avec le personnage de Charlize Theron.


A en croire le résumé du film, Lorraine Broughton est un agent du MI6 envoyé à Berlin pour retrouver une liste égarée comportant les noms et pseudonymes et affiliations de tous les agents secrets dispersés à travers le monde et traquer un agent double surnommé Satchel.
C'est donc une sorte de 007 féminin dans une mission semblable à celle de Rien que pour vos yeux ou une Ethan Hunt femme recherchant un nouveau Job 3:14.


De fait, plusieurs éléments vont chercher à nous faire valider cette thèse.
Blonde, notre espionne boit et contemple ses ecchymoses dans son miroir, glaçons au poing, comme Daniel Craig.
Son arrivée à l'aéroport de Berlin reprend tous les stéréotypes du film d'espionnage des années 60 tels qu'on peut les observer dans Dr No et Vivre et laisser mourir ou dans d'autres films de célèbres espions comme Action immédiate (Coplan) et Le Caire, nid d'espions (OSS117). On retrouve tout le personnel en place: le vrai-faux chauffeur, l'allié poursuivant ou surveillant depuis une cabine téléphonique, ne manque que le photographe.
Plusieurs scènes sont d'ailleurs directement inspirées d'aventures de James Bond. Lorsqu'elle fuit la police arrivée à la porte de l'appartement d'un agent secret, elle utilise une corde et l'attache au cou de l'un de ses poursuivants avant de sauter par la fenêtre. L'homme attaché est tiré jusqu'à la fenêtre et sert alors à retenir la corde. Il s'agit là d'un parfait pastiche du pré-générique du Monde ne suffit pas ! Plus loin, une scène de bagarre dans des escaliers en faux plan-séquence mêle un affrontement du même acabit dans Casino Royale et l'effet de style de l'ouverture de Spectre.
En somme, Lorraine Boughton serait un 007 féminin qui s'inspirerait de la saga EON dans sa globalité tout en en conservant et en en approfondissant la violence et la noirceur de Casino Royale et Quantum of solace.
Du Bond classique, elle récupère la violence physique et verbale du Bond de 1989, Permis de tuer. Il y a donc aussi un aspect reconstitution des eighties accompagné d'une volonté de créer un James Bond féminin semblable à celui qu'aurait pu jouer Dalton. De fait, outre une violence généralisée et soutenue, des cigarettes et des verres en veux-tu, en voilà, le film baigne dans une atmosphère de néons fluorescents, omniprésents et électriques. Ce qui n'est pas sans rappeler le James Bond campé par Timothy Dalton dans une pub pour les cigarettes Lark. 007 affronte un homme armé d'une lame en forme de disque flanquée de d'autres lames en pointes et utilise les néons qui l'entoure pour tuer son adversaire :
https://www.youtube.com/watch?v=StGsRt9PwbM


                                                   **Qui est Satchel ?**

Bien que toujours persuadé que le spoiler n'existe pas, je mets cette deuxième partie de ma critique presqu' exclusivement sous zone-spoiler.
J'y rappelle qui est Satchel et explique à ma façon dans quelle mesure l'identité de ce dernier justifie une intrigue jugée souvent trop complexe.


Pour beaucoup, Satchel, l'agent double n'est autre que Percival, le personnage de James MacAvoy. C'est ce qui a pu occasionner soit l'impression d'un twist peu surprenant soit l'impression d'une intrigue bâclée.


Pour d'autres, ce n'est pas clair, parce que la révélation est peu verbale, plutôt implicite.
a résolution de l'énigme est plus complexe, digne du Sixième Sens ou d'Usual suspects: Lorraine Broughton et Satchel ne sont qu'une seule et même personne.


Lorraine Broughton est un agent de la CIA infiltrer au MI6 en tant que qu'agent britannique, agent double chez les russes sous le nom de Satchel. Sa véritable mission ? Mettre la main sur la liste qui dévoilerait sa triple identité et sur un agent double travaillant pour les russes et les anglais pour le livrer en tant que Satchel au MI6. De sorte que Lorraine Broughton feint de se traquer elle-même pour se trouver un bouc-émissaire, couverte par toute une panoplie d'agents américains.
Percival, son contact et subordonné à Berlin, se sachant perdu ne la regarde-t-il pas en lui disant que le pire est de découvrir que l'on travaille pour Satan ?
Rappelons ce que disait Gide dans Le Journal des Faux-monnayeurs, ce que citait Keyser Söze dans Usual suspect: "Le coup le plus rusé que le diable ait jamais réussi, ça a été de faire croire à tout le monde qu'il n'existait pas.", "dès l'instant que j'admets son existence (...), il me semble que tout s'éclaire, que je comprends tout; il me semble que tout à coup je découvre l'explication de ma vie, de tout l'inexplicable, de tout l'incompréhensible, de toute l'ombre de ma vie. Je voudrais un jour écrire une (...) forme de dialogue (...) ça s'appellerait Conversation avec le Diable - et savez-vous comment cela commencerait ? (...) Je lui fais dire d'abord: Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n'existe pas."


Cette révélation est bien plus qu'un simple twist que l'on pourrait considéré aujourd'hui comme convenu.
Elle procure l'explication du reniement initial de la chute du Mur de Berlin, de tout l'inexplicable, de tout l'incompréhensible, de toute l'ombre de l'intrigue et des problématiques du cinéma d'espionnage.
Ce dernier fait toujours évoluer ses intrigues dans le contexte manichéen soit bipolaire soit trinitaire - au sens non religieux - où deux camps s'opposent (les Résistants et les Américains contre les forces de l'Allemagne nazie, l'Ouest contre l'Est, Le terrorisme ou la Haute Finance contre les agents secrets) incarnant soit le Bien luttant contre le Mal soit deux forces opposées manipulées par une force cachée jouant de leur antagonisme. Ce dernier cas de figure est privilégié dans la série des James Bond dont l'un des derniers volets, Quantum of solace, a effleuré le voile qu'Atomic blonde a retiré d'un mouvement sec.
Le monde n'a pas changé avec la chute du Mur de Berlin, il a montré son véritable visage. Dans l'univers d'Atomic blonde, l'Homme est un loup pour l'Homme et chacun court après son intérêt. Les services secrets alliés et ennemis s'unissent et se trahissent mutuellement dans la valse vertigineuse des intérêts changeants toujours suivis d'allégeances non moins versatiles. Au " On ne peut gagner qu'en sachant de quel côté on est " tout droit sorti de Quantum of solace, Atomic blonde oppose la célèbre phrase de Machiavel qu'a su reprendre à son compte La Fontaine: "C'est double plaisir de tromper le trompeur."
C'est justement pour cela que le film ne s'appesantit pas sur la chute du Mur de Berlin: il présente un monde semblable au nôtre à une époque où l'on vit encore dans le mythe d'un monde où il y a des camps. Il cherche à faire mentir Reagan qui, dans son discours qui fait l'ouverture du film, prétend que l'absence de paix, d'harmonie et de confiance vient de ce qu'un mur se dresse entre les peuples. Ce mur enferme les hommes dans l'illusion d'un monde scindé en deux, d'une axiologie simpliste. Le Mur de Berlin est un symbole politique, une illusion. Et Atomic blonde propose de voir la géopolitique en face, quelque soit l'époque que l'on met en scène: il n'y a jamais eu de camps défini, il n'y a toujours eu que des intérêts communs ou divergeant.
D'où peut-être le nom de l'héroïne: Lorraine brought on, littéralement "apporté / introduit en Lorraine", qui rappelle le changement sempiternel de camps des alsaciens et des lorrains en fonction des victoires et défaites des différentes guerres. D'où sûrement la déclaration d'amour de Percival à la ville de Berlin où il suffit de faire un pas pour passer de l'Est à l'Ouest.


                                         **Qu'est-ce qu' *Atomic blonde* ?**

En conclusion, on peut voir Atomic blonde comme un jeu d'échecs.
Les échecs sont un jeu, certes, mais inspiré d'une métaphore politique d'un vizir pour son Shah.
Voici ce que dis Montaigne de ce jeu: " Je le hais et fuis de ce qu'il n'est pas assez jeu et qu'il nous ébat trop sérieusement, ayant honte d'y fournir l'attention qui suffirait à quelque bonne chose."
De même, Atomic blonde est un film d'action, certes, mais qui livre une narration complexe en récit cadre - récit encadré qui sert autant son suspens qu'une véritable et belle réflexion géopolitique. Il émeut et fait réfléchir en même temps.
On peut penser qu'il "nous ébat trop sérieusement" et qu'il crée de la réflexion par honte de ne livrer qu'une action coup de poing à couper le souffle.
On peut admirer son intelligence et sa capacité à conjuguer docere et placere, réflexion politique et plaisir ludique.
Personnellement, je suis une bille aux échecs mais j'admire et suis attiré par l'intelligence de son étiologie et l'intelligence qu'elle contraint à mobiliser. Tout aussi personnellement, je reste charmé par le mélange d'action et de machiavélisme assumé d'Atomic blonde qui en remontre à bien des films d'espionnage de notre époque.

Frenhofer

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7

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