Le Japonais Kiyoshi Kurosawa n’a de cesse que de nous ramener encore et toujours vers ses contrées inquiétantes. Les fantômes en tous genres ne sont jamais bien loin de son cinéma. Ils lui permettent en même temps de proposer sa réponse quant à la gestion (ou la non gestion) de la peur et de la tension qui vont avec. Avec Au Bout du monde, seules la peur et la tension restent. Les fantômes sont remplacés par une menace beaucoup plus terre-à-terre : l’inconnu, l’étranger, l’Ouzbekistan, dont les personnages ne connaissent rien, ni le langage, ni la culture.


Invité par le gouvernement ouzbek à tourner un film à l’occasion du 60e anniversaire de la coopération du pays avec le Japon, Kyoshi Kurosawa est venu y planter sa caméra avec un film en forme de mise en abyme, puisque ses personnages vont également y tourner un documentaire sur la vie des autochtones. Yoko (interprétée par la J-pop star Atsuko Maeda) qui présente l’émission est la seule fille de l’équipe, Temur (Adiz Radjabov), l’interprète et chauffeur, le seul Ouzbek.


Le récit tourne autour de Yoko, et pourtant , elle est constamment en dehors de l’action de l’équipe de tournage. Ses collègues partent sur les lieux de tournage sans elle, font les réunions sans elle, vont dîner sans elle. Seul Temur semble sentir son désarroi. Elle donne pourtant littéralement de sa personne pour produire un contenu crédible au documentaire, goûtant à des plats à peine cuits sans rechigner et avec un sourire désarmant, essayant des attractions foraines ultra-violentes, à en décrocher l’estomac, et plutôt trois fois qu’une, à la demande de son cadreur et de son réalisateur, toujours avec le sourire, et un enthousiasme que le spectateur ne pourrait jamais deviner forcé.


Et pourtant, en dehors de la caméra, elle est une jeune femme triste, presque dépressive, clairement pas ou plus à sa place parmi ses collègues. Elle a peur de tout, mais elle brave tout. Sans connaître un seul mot de la langue, elle s’aventure vers des bazars lointains, en traversant des ruelles semi-désertes, inquiétantes, en rasant les murs et/ou en courant sans arrêt. L’atmosphère de ses films d’horreur iconiques ressort ici (Cure, Kaïro ou Charisma), bien plus que dans des films comme l’assez dispensable  Avant que nous disparaissions , pourtant un vrai film SF d’horreur,  ou  Le secret de la Chambre noire, un film déjà réalisé avec une équipe étrangère. Yoko est une taiseuse, bien davantage encore que la moyenne des personnages de Kurosawa, et sa peur en est d’autant plus palpable. Bien qu’absolument chaque passant la dévisage sans vergogne comme la bête sauvage que l’équipe tente en vain de rencontrer (un poisson de deux mètres qui vivrait dans le lac Aydar !), elle ne regarde rien ni personne, mangée de l’intérieur par une insécurité et une mélancolie profondes, une autre sorte de fantôme, finalement. La mise en abyme est peut-être à trouver ici. Kurosawa est peut-être lui-même dans ce moment de doute et de tension, tiraillé entre l’envie de faire ce qu’il a toujours fait (les films de fantôme, même si ça ne se résume pas à ça), et l’envie ou la nécessité d’explorer de nouvelles pistes, la problématique du financement devenant aussi de plus en plus cruciale pour lui. En témoignent ses récents films de SF (*Avant que nous disparaissions  et Invasion*), les films qui sortent du quotidien tokyoïte (Le secret de la Chambre noire), et maintenant ce film qui tire vers une veine comique tirée de toutes les situations d’incompréhension entre les Ouzbeks et les Japonais, vers une teinte musicale quand la protagoniste se met à chanter une jolie version japonaise de l’Hymne à l’amour d’Edith Piaf.


De fait, Au bout du monde est une bonne représentation de tout ce que le cinéma de Kurosawa a toujours été. Plus particulièrement, l’irruption d’une certaine forme fantastique, qui pourrait d’ailleurs ici s’apparenter à de la rêverie, relie ce film singulier à tous ceux qui l’ont précédé. Il est celui qui se rapprocherait le plus de Real, où la peur des accidents nucléaires (évoquée ici au travers d’une information captée à la télévision ouzbèke), la question de la peur en général, encore et toujours, la question de la place de la femme, ont déjà été traitées. Ici, il sort de ses propres sentiers battus pour s’essayer à des choses nouvelles, en profitant d’un paysage ouzbek généreux, d’un peuple ouzbek, en particulier Adiz Radjabov, très coopératif, et ça lui réussit plutôt bien. Kurosawa est peut-être allé au bout du monde pour  retrouver l’essence de son cinéma, et il a bien fait…


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Bea_Dls
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le 13 févr. 2020

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Bea Dls

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