Ken Russell à la croisée des chemins –

Il n’a plus tourné de puis trois ans, depuis Valentino. Il ne le sait pas mais sa grande période est achevée – celle de ses grandes biographies délirantes, de Tchaïkovski à Mahler, de Liszt à Pete Townshend (Tommy), de Henri Gaudier à Valentino. Il ne tournera d’ailleurs plus de biopics, peut-être estimait-il avoir épuisé le genre. Et il attendra quatre ans avant de tourner à nouveau, ce sera China Blue, dans un genre très différent.

En 1980, il décide d’expérimenter (à la suite sans doute d’une commande), de tenter quelque chose de totalement nouveau, de se lancer dans la SF et dans le fantastique.

Totalement nouveau … pas si sûr. La marque de Russell, son caractère unique (exaspérant pour certains) était de s’appuyer sur des fragments de réalité pour les faire exploser dans le délire le plus total. Tous les éléments factuels de ses grandes biographies renvoient à des faits attestés – mais leur traitement sur l’écran, l’irruption du rêve, des fantasmes les amène toujours aux confins du délire, jusqu’aux limites de la folie. (Et il en va de même pour sa vision de l’histoire – ainsi dans les Diables, très grand film.)

Avec Au-delà du réel, Ken Russell trouve l’occasion de s’affranchir du prétexte de l’anecdote, de la référence « respectueuse » aux faits, aux éléments biographiques comme guides. Ce sera l’occasion, unique, de réduire le film aux seuls délires, à l’explosion des rêves, au-delà de tout réel. Au-delà du réel est une épure, un condensé sans anecdotes de l’art de Ken Russell.

Il fallait néanmoins un prétexte. Ce sera un roman de Paddy Chayefsky, adapté par ce dernier pour l’écran. Et le scénario peut sembler pour le moins ambitieux – ou pompeux ou gratiné, c’est selon : l’homme, le savant fou, lui-même en cobaye à la façon du Dr Jekyll, retrouvant ses propres origines et bien au-delà les origines de l’humanité et même de l’univers et du big bang.

Cela passera par une régression vers l’animal, et, cela va sans dire, par une mutation biologique … On peut aussi penser que Russell a, essentiellement, trouvé l’occasion de s’engager derrière le délire psychédélique le plus pur. Au reste tous les passages « explicites », entre savants ou en famille sont assez lourds, sans grand intérêt, portés en outre par des acteurs qui soit ne jouent pas très juste (William Hurt, malheureusement revu en version française), soit manquent nettement de charisme (Blair Brown).

Scénario prétexte, sans doute. Mais les références par contre sont multiples, et nous rappellent aussi que Russell, postmoderne avant l’heure, aimait toujours à parsemer ses films de références.

L’ombre tutélaire et incontournable de Kubrick et de 2001, évidemment – en particulier avec l’image du monolithe, figuré ici sous la forme artisanale et austère d’un caisson d’isolement, indispensable vecteur du retour aux origines. Mais Russell propose plutôt un 2001 inversé : dans 2001 les singes ouvrent la chaîne de l’évolution, à l’aube de l’humanité, pour un voyage vers un homme nouveau et fœtal. Dans Au-delà du réel , le singe se (re)trouve au bout de l’évolution.

Référence aussi, on l’a vu, au mythe du savant fou, de Frankenstein à Jekyll. Et la Mouche, avec ses cabines téléphoniques de téléportation devra sans doute beaucoup à Au delà du réel.

Russell marche encore, à l’évidence, dans les traces de Timothy Leary, de Ken Kesey, de Ginsberg, de Castaneda et ses chamans, de Hunter S. Thompson – mais Gilliam ira infiniment plus loin dans Las Vegas Parano. Et même d’Antonin Artaud (le peyotl, les Tarahumaras) ou de Henri Michaux. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les dessins de ce dernier, sous mescaline ou non :

http://perfectionofperplexion.files.wordpress.com/2011/04/cont_432_1.jpg
http://www.philosopher.eu/wp-content/uploads/2014/03/michaux-1960.jpg

La progression du film, très réfléchie au demeurant, se fondra donc sur une évolution des visions aux rythmes d’un délire de plus en plus délirant. Ce crescendo se trouve justifié par le thème, avec le croisement improbable de deux déclencheurs : l’isolement absolu dans le caisson et la consommation de champignons hallucinogènes en provenance du Mexique.

L’isolement absolu (ne) permet (que) de se fondre en soi-même – de faire émerger, sous la forme d’images délirantes mais immédiates et lisibles, ses obsessions, ses peurs, ses vertiges – ainsi de cette image célèbre du Christ crucifié à tête de bouc et à yeux multiples flottant dans l’espace. Le trip hallucinogène à base de champignons permet d‘approfondir le retour aux sources de l’humanité – avec des enchaînements plus dynamiques et plus mystérieux, l’obsession religieuse toujours (l’enfer, les damnés, avec des références picturales manifestes, Bosch notamment), l’obsession sexuelle, la femme confondue avec l’image d’un varan finalement dépecé. La lisibilité est plus relative, mais indéniable

Mais c’est la combinaison des deux vecteurs qui permettra d’aller beaucoup plus loin – aux sources de l’humanité contenue dans notre ADN, avec l’échappée (impressionnante ou grotesque ?) de l’humanoïde finissant par échouer dans un zoo pour y croiser rhinocéros, éléphants, tigre et gazelles – à l’avenir improbable pour ces dernières, jusqu’à des images totalement abstraites, impossibles à interpréter, un peu à la façon des mondes défilant dans 2001, renvoyant désormais au big bang. Le singe est loin désormais, et les transformations occasionnées vont aller, plus tard encore ert cette fois sans déclencheurs, jusqu’à la dissociation des particules, des atomes qui nous constituent …

Cette progression vertigineuse, très réussie, toujours impressionnante plus de trente ans après constitue évidemment l’intérêt majeur du film. Il est vrai que Russell, auquel les producteurs devaient encore faire confiance, disposaient de techniciens remarquables, en particulier le grand Jordan Cronenweth (le chef opérateur de Blade Runner) comme directeur de la photographie.

Mais il faut bien terminer le film. Avec une morale ambigüe et pas très passionnante : pour les drogues psychédéliques et les infinis possibles qu’elles libèrent pour l’individu, ou résolument contre, pour leur danger, leur nocivité, leur pouvoir d’aliénation ? Avec une conclusion assez consensuelle et très niaise – l’amour seul permet de recoller les morceaux (dans tous les sens du terme).

Il reste qu’avec Au-delà du réel Ken Russell aura pu atteindre son grand objectif : l’épure du délire pur- jusqu’au surréalisme.
pphf

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