Je crois que j'aurai un peu de mal à faire apprécier ce film allemand aux plus jeunes. C'est du noir et blanc et du genre introspectif. C’est lent comme le suggère le titre, c'est long, ça dure 3 heures et il ne se passe pas grand chose durant le voyage. Le film est pourtant épuré, porté par l’attrait irrésistible du road movie et par une sorte d’évidence dans sa construction, et pour moi c’est le meilleur de Wim Wenders.


Je parlerai donc du cadrage et de la photographie qui prouve que WW et son caméraman Robby Müller ont fait de nombreux repérages pour faire des plans définitifs sur des paysages proches de l'ex- frontière Est de la RFA, bien que Wenders dit avoir fait de l'improvisation totale. Je parlerai aussi longuement technique et en particulier des anciens appareils de projections de films dont on voit longuement la mise en route ou la maintenance. Ce sont eux aussi les stars du film et ils ont un rôle important puisque le personnage principal Bruno (alias King of the Road) est un projectionniste qui voyage dans toute l'Allemagne pour réparer les projecteurs de l'époque, non-numériques. La croix de Malte de mon titre est un petit élément qui permet de transformer la rotation continue de la machine de projection en rotation saccadée et « le cinéma n'existerait pas sans cette invention » comme il est dit dans le film.


Autres stars du film, d'anciennes presses pour l'imprimerie reléguées au rang de pièces de musée. Mais j'allais oublier le camion de marque MAN aménagé en camping-car que l'on voit du début à la fin de face, de dos et de profil. « Du sitzt in deinem LKW wie in einem Bunker »  (Tu es assis dans ton camion comme dans un bunker)  dit le compagnon de route de Bruno, si bien que certains critiques, psychanalystes de bazar, ont cru voir dans le camion un substitut à la matrice maternelle, il faut bien rigoler un peu.


Je mentionnerai aussi en guests le side-car BMW, les trains, les gares de province et les petites stations-service de villages. En parlant technique je m'adresse surtout aux collectionneurs nostalgiques qui viendront regarder le film uniquement dans ce but. L'histoire de la transmission de la technologie et de la transmission de la culture allemande d'une génération à l'autre est au cœur de la trilogie des premiers films de Wenders. Nostalgie et pourtant modernité (pour l’époque). De la country américaine des sixties est écouté dans le mange-disques du camion. Des graffiti sur un bunker abandonné à la frontière mentionnent « Colorado, Fort Worth, Texas ! Terrace Oates, Indiana ! ». Comme dans Alice dans les villes ou l'Ami Américain, Wim Wenders est fasciné par la culture américaine et regrette en même temps que le mythe américain soit le présent de la culture allemande. « Les Amerloques ont submergé notre subconscient !» . Wenders essaie alors de ré-éclairer quelques îlots de germanité comme le rocher légendaire la Lorelei entraperçu au hasard du voyage. Mais la germanité se heurte vite au passé nazi, aux bruits de bottes et aux Croix de Fer et une des seules façons de se réapproprier la culture est de revenir aux fondamentaux, c’est à dire à la technique où l'Allemagne excelle : camions MAN, Coccinelle du début, BMW, projecteurs argentiques.


Pour essayer de décourager un peu plus les éventuels lecteurs(trices), il faut bien constater qu'il n' y a presque pas de femmes dans le film. La seule que l'on voit assez brièvement est interprétée par Lisa Kreuzer, ex-épouse de Wenders. On pourrait penser que Bruno va se fixer après sa rencontre avec la caissière du cinéma mais il part en courant quand elle lui propose d'être projectionniste dans le petit cinéma de sa grand-mère qui passe surtout des films pornos. On comprend facilement pourquoi.
Robert le second protagoniste, alias « Kamikaze » (Hanns Zischler) traîne son chagrin d'amour comme on traîne un fardeau. Une complicité va naître entre les deux voyageurs pourtant si différents, Robert l'écrivain représentant la littérature et Bruno, le méticuleux, pouvant représenter le cinéma. Les deux amis se séparent à la fin pour mener deux routes parallèles, comme le cinéma doit se détacher de la littérature pour mener sa propre route. Il est à noter que Wenders n’observera hélas pas ses propres conclusions et fera par la suite des films très (trop) littéraires.


Pour éviter de décourager les trois lecteurs qui me restent je ne parlerai pas de la scène de défécation de Bruno qui est hélas le seul moment que la majorité des spectateurs retiendra du film. Scène non nécessaire au scénario, c’est probablement une concession à l'air du temps, qui était au libertaire post-68ard. Où l'on voit l'autre face de ces routards ancêtres actifs des punks à chiens. Mais revenons au road movie.
Les deux protagonistes sont dans l'errance plus par nécessité que par goût. Le voyage sera le prétexte à revisiter les souvenirs personnels de chacun et remonter ainsi le fil du temps pour prendre un nouveau départ. On filmerait plutôt de nos jours les deux protagonistes en train de capturer des victimes pour ensuite les découper en morceaux tranquillement au fond de leur camping-car. Je ne suis pas toujours sûr que le cinéma ait évolué dans le bon sens. Peu de paroles sont échangées dans le film, alors que la bande-son d'Axel Lindstädt, qui ressemble à celle de Ry Cooder dans Paris-Texas, évoque la mélancolie. Au cours des 3 heures on a tout le temps de se demander vers quelle conclusion Wim Wenders veut nous mener. On peut penser que la mort des cinémas des villages, la disparition des métiers du cinéma et leur évocation à titre de témoignage pour les jeunes générations sont une des raisons d'être du film. Un des moments les plus beaux est l'improvisation pour faire patienter les enfants dans la salle de cinéma. C' est une évocation du cinéma muet avec l'un des acteurs sur une échelle et l'autre devant un piano. La mission des deux voyageurs est parachevée à ce moment-là : à travers cette séquence la passion du cinéma tente d'être transmise aux plus jeunes.


A la fin d'Im Lauf der Zeit on est content d'avoir tenu jusqu'au bout comme quand on est content d'avoir terminé une belle course. On a serré les dents mais on y est arrivé. Les protagonistes ont évolué dans leurs idées et leur comportement comme c'est parfois le cas dans les meilleurs road movies. Nous aussi nous avons changé avec le temps qui a passé. J'aurais fui un tel film à 20 ans tandis que j'ai apprécié la recherche sur les cadrages et la musique. Im Lauf Der Zeit est aussi un genre de film-test qui permet de mesurer les changements qui s'opèrent en nous avec le temps.


Et pour les fans de country qui ont tenu jusqu'au bout une surprise du King of the Road.

Zolo31
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le 18 mars 2020

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