Le scepticisme joyeux de Quentin Dupieux

Le fait est connu de ceux qui ont vu quelques films de Quentin Dupieux : il est un des meilleurs metteurs en abyme de sa génération. Ou plutôt, il pratique une sous-discipline de l’art de la mise en abyme, la plus spectaculaire, qui consiste à montrer le récit en train de se faire. Dans Nonfilm, Rubber et Réalité, c’est le film en train de se faire ; dans Au poste !, c’est le souvenir qui est en train d’être remémoré (+ le renversement du film (qui n’en peut-être pas vraiment un) dont je parlerais le moins possible !) Cette spécialité peut agacer : elle prend le risque d’être une savante construction, un pur effet de style, seulement formaliste et gratuit, mais je la trouve personnellement plus souvent réjouissante et fascinante, surtout dans les films de Dupieux – au passage, pour moi l’un des cinéastes français les plus intéressants, parce que de film en film, il donne l’impression de construire une œuvre à l’intérieur de laquelle Au poste ! s’inscrit harmonieusement.


La légèreté de l’intrigue, qui après plusieurs va-et-vient (ou plusieurs allers-retours ?) ne mène nulle part, son absence de résolution / sa fausse résolution, donne l’impression qu’une limite est atteinte dans le genre de la stagnation et de la non-histoire.


Et pourtant, cette impression constitue l’une des forces du film : l’exercice d’un doute systématique qui s’exerce à la fois sur le récit et les objets du film (à la fois sur le produit et sur sa production) et qui permet de questionner les degrés de réalité, à plusieurs niveaux.
Ainsi, les séquences de souvenirs du film ressemblent vraiment à des souvenirs : ce sont des phénomènes qui font partie du présent, qui sont construits, et dont il est impossible de dire à quel point ils sont transformés. Les souvenirs de Fugain ne sont pas des flashbacks : comme ils ont lieu au présent, ils incorporent au fait passé des éléments de ce présent (la fatigue de Fugain, le commissaire Buron, Philippe et sa femme…). Dit comme ça, c’est emmerdant, mais c’est en fait habile et très marrant : le film questionne la réalité des images montrées, puisque certaines images ne sont que des impressions subjectives, laisse planer un doute qu'il ne résout pas sur la vérité de l'image.
Ce qu’il y de plus étonnant, c’est le doute que le film exerce sur lui-même, une autocritique en forme de commentaire de plan à la faveur d’un débriefing en fin de film : le film reconnaît l’étrangeté d’une scène qui effectivement l’était. Je crois que ce geste est moins anodin qu’il n’y paraît : ce faisant (et le renversement de la fin du film y contribue !) il réveille l’esprit critique chez le spectateur, l’invite à relire les détails du film à l’aune de cet esprit critique (par exemple, chez moi, c’est l’équerre à 80° qui m’a chagriné).


C’est ensuite la capacité à raconter une histoire qui est questionnée. Avec pour thèse (en gros) qu’il est impossible de raconter une histoire banale mais vraie (parce que c’est chiant) et qu’il est tout aussi impossible de raconter une histoire extraordinaire (tout a déjà été raconté et personne n’y croit). Buron critique la version que lui sert Fugain : son histoire, qui est au cœur du film, est inintéressante ; lorsque Buron se souvient de son naufrage sur une île déserte, Fugain objecte qu’il s’agit d’une fiction stéréotypée (et il le reconnaît). Aucune histoire ne serait donc possible ?
En effet, l’histoire d’Au poste ! est davantage une situation conventionnelle et abstraite, un topos de cinéma (l’interrogatoire), avec des personnages de pacotille, à rebours des injonction de manuels de scénario (qui exigent un tas de choses, à commencer par une histoire problématique et résolue, des personnages caractérisés… en gros, de quoi se donner les moyens de susciter des émotions chez les spectateurs).


Mais le film n’est pas pontifiant, il théorise subrepticement et n’est pas théorique : le plaisir pris n’est pas qu’« intellectuel », le plaisir pris au film n’est presque pas intellectuel. C'est la joie, l'humour, potache ou absurde, qui nourrit le film. Au poste ! est alors rythmé par des surgissements. D’abord avec un chef d’orchestre en slip qui lance le générique ; puis ils sont incessants, inattendus, et invraisemblables (après tout, si rien n’a de sens, pourquoi pas un personnage à un œil, et un autre avec un trou dans le poumon, avec de la VFX artisanale, si c’est rigolo), si bien qu’Au poste ! devient un film qui se regarde yeux écarquillés et sourcils froncés, en se disant « quoi ? ». Ces surgissements sont surtout comiques, puisque Dupieux utilise des situations et des figures de convention pour les faire imploser gaiement, mais le surgissement d’Orelsan ouvre une parenthèse tragi-comique surprenante qui plombe le récit, aussi bien son rythme que son atmosphère.


Bref, comme d’habitude, Quentin Dupieux étonne, et Au poste ! frappe par la décontraction avec laquelle il pense adroitement le cinéma (et voire même l’existence ?)

TomCluzeau
8
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le 28 juil. 2018

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Tom Cluzeau

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