Les raisons avancées quant à l’émergence des films de super-héros dans les années 2000 sont nombreuses, mais les plus courantes demeurent le désir de célébration de figures héroïques suite à de nouveaux traumas sociétaux (11 septembre en tête), l’évolution fulgurante des technologies d’imagerie numérique élargissant l’horizon des possibles, et surtout la sécurité financière que représentent généralement les franchises dotées d’une fan base préexistante, susceptible d’engendrer moult canaux de revenus. Et nous y voilà, à la fin de la décennie suivante, au beau milieu d’une effervescence culturelle provoquée par la sortie de ce qui semble être l’aboutissement d’une nouvelle tendance industrielle caractérisée par la transposition cinématographique d’histoires trouvant leur origine au sein d’un des média les plus sérialisés au monde, à savoir les comics.


Cette culmination du Marvel Cinematic Universe et de son mode de développement vient confirmer le transfert d’idiosyncrasies bédéesques au format cinéma, puisque les origines des personnages n’existent plus qu’en tant que souvenirs paratextuels inconnus à ceux qui auraient par exemple la malchance de n’avoir pas regardé les films de la phase 1, et l’intrigue reprend un schéma qui s’inscrit dans la lignée directe d’une stratégie de reproduction à grande échelle, réimaginant les contours des histoires tout en réitérant leurs éléments iconographiques. Aux manettes de ce nouveau « comic book movie » (il n’en a pas volé le titre), nous retrouvons les frères Russo, qui avaient déjà réalisé deux films de la franchise, et qui se sont imposés parmi les cinéastes les plus désespérément chiants aujourd’hui en activité. Sans dire que l’écurie Marvel Studios ait jamais recruté de très grands réalisateurs, certaines spécificités formelles identifiables avaient contribué à singulariser un minimum ses projets, parmi lesquelles cadrages dynamiques avec compositions asymétriques, angles de caméra inhabituels, insertions de perspectives variées dans un même plan, longues focales avec profondeur de champ exagérées, etc. Ces techniques, et d’autres, avaient été utilisées avec plus ou moins d’habileté par quelques réalisateurs ayant travaillé sur la franchise pour donner une certaine identité à leurs œuvres, mais la réunion chronique des personnages toutes les quelques années se charge inéluctablement de gommer les singularités potentielles. Avengers neutralisait les partis pris des films de la phase 1 trop peu conformes en reniant le classicisme hollywoodien de Joe Johnston et la mise en scène hypertrophiée de Louis Letterier et Kenneth Branagh. Age of Ultron ignorait les développements thématiques imprévus d’Iron Man 3. Infinity War poursuit, violemment parfois, cette tradition de réduction sémiotique et esthétique : les questions conceptuelles effleurées dans Captain America: Civil War sont invalidées en quelques mots, la destruction symbolique et présentée comme nécessaire d’Asgard par Taika Waititi est reformulée en tragédie contredisant totalement le propos anti-impérialiste (aussi superficiel eut-il été) de Thor: Ragnarok, et le vœu de portée sociétale développé dans Black Panther ressemble désormais à un lointain écho perdu dans la cacophonie ambiante.


Attention : le texte qui suit dévoile des éléments clés de l’intrigue. Il est fortement conseillé d’avoir vu le film avant d’en poursuivre la lecture.


L’ascension de faiseurs fantoches tels que les frères Russo dans les rangs de Marvel Studios n’a rien d’étonnant. Entre sérialisation monotone et mise en scène d’une platitude rarement égalée (où sont les jeux sur les échelles de la phase 1, les cadrages porteurs de sens de Johnston, les transitions sympathiques – sinon réellement dynamiques – de Scott Derrickson, les plans symboliques ou iconiques de Johnston – encore –, ou même la photographie vivifiante observée chez James Gunn ?), ils s’avéraient tout désignés pour succéder au précédent showrunner intérimaire du MCU qu’était Joss Whedon. Les combats des deux derniers films consacrés à Captain America vous avaient semblé sortir du lot ? Vous pouvez remercier le réalisateur de seconde équipe et coordonnateur des cascades Spiro Razatos (et l’influence palpable du cinéma hongkongais). N’en attendez pas tant de cette réunion au sommet, il faudra se contenter de caméra à l’épaule brouillonne pour les combats à mains nues et de plans rapprochés lassants dans les escarmouches plus fantaisistes. Le vrai showrunner, Kevin Feige, peut bien nous faire miroiter la possibilité de petites infidélités stylistiques sans grande conséquence dans les films de milieu de phase. Leur conclusion permettra toujours d’uniformiser l’ensemble.


Et c’est bien sûr d’ensemble dont il est question dans Infinity War : le rassemblement de tous les personnages majeurs de la franchise, ce moment tant attendu par les fans à qui le studio a promis ce dénouement depuis 2012. Le scénario, si tant est que l’on accorde au script cette appellation généreuse, n’a aucune substance dramaturgique, ne raconte rien, n’évoque rien et ne tente même pas d’avoir du sens. Entièrement esclaves de l’hyperstructure diégétique dans laquelle ils évoluent, les scénaristes sont obligés de traiter des arcs émotionnels majeurs par-dessus la jambe (les relations Banner/Romanov, Wanda/Vision, Tony/Peter, Tony/Pepper, Steve/Bucky, Quill/Gamora) ou de les passer sous silence (Rhodey/Sam). Les rencontres entre figures essentielles de ce monde sont expédiées en une poignée de répliques oubliables (Thor/Gardiens, Dr. Strange/Iron Man), et surtout l’intrigue évolue au gré de facilités gênantes, voire de deus ex machina grossiers. Sans surprise, le film est hermétique à ceux qui n’auraient pas vu les précédents volets (qui sont Strange, les Gardiens, le Wakanda ? Les novices chercheront en vain les notes de bas de page de Stan Lee ou Roy Thomas), et surtout ne résout aucunement les pistes ouvertes. La succession effrénée des combats a au moins pour avantage de rapprocher le film d’une abstraction conceptuelle sauvant les spectateurs non fans de l’ennui absolu.


Cette absence totale d’enjeux ou de thèmes permet à Thanos de ressortir comme représentation cinématographique de la problématique à laquelle font face à la fois le studio et ses fans : celle de la mortalité de ses héros, incarnés par des acteurs vieillissants. Quels sont ceux qui vont raccrocher, quels sont ceux qui vont rester ? Infinity War n’apporte évidemment aucune réponse (rendez-vous en 2019), mais s’attache à articuler cette anxiété au poids culturel grandissant. Les héros de comics sont immortels, pas leurs incarnations cinématographiques, du moins pas lorsque les acteurs ont acquis un statut tel que celui dont profite Robert Downey Jr. D’un certain côté, Marvel a probablement raison d’adopter cette approche méta qui s’intéresse exclusivement à la continuation de son hégémonie. Thanos annonce la mort inéluctable de ces incarnations. Que le personnage soit celui qui la concrétise ou pas n’a pas d’importance : il sert uniquement à marquer la fin d’une décennie. Notre époque est probablement la seule qui aura su accepter une telle problématique : aucune franchise de cette ampleur n’a existé auparavant au cinéma, et les évolutions technologiques permettront sans doute dans peu de temps de faire apparaître un acteur sous ses traits jeunes durant toute son existence, voire au-delà. Nous avons vu le visage de Chris Evans transposé sur un corps étranger en 2011, et Kurt Russell rajeuni de quelques dizaines d’années dans Guardians of the Galaxy vol. 2. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que de jeunes acteurs signent des contrats pour apparaître à vie ou à jamais dans les innombrables films d’une franchise.


Pour l’heure, le studio fait face à la mortalité de ses stars et aux interrogations des fans à ce sujet (quels contrats arrivent à leurs fins ? Qui souhaite passer à autre chose ?). Aucun autre enjeu n’existe dans ce film. Thanos est une représentation abstraite de cela et ses motivations intradiégétiques ne répondent par conséquent d’aucune logique. Un visionnaire souhaitant sauver l’univers de la surpopulation ? Beaucoup avant nous auront souligné le fait qu’acquérir les six gemmes de l’infini permettrait à Thanos de pallier ce danger sans tuer personne. Pas assez de ressources ? Claque des doigts pour en créer. Pas assez d’espace ? Claque des doigts pour étendre l’univers. Même en admettant que l’autodestruction de son monde l’ait traumatisé au point de graver cette idée dans son esprit, pourquoi un être pareil se condamnerait-il à jouer le rôle de contrôleur de la population universelle de façon cyclique ? À moins qu’il prévoit aussi de stériliser une partie des êtres vivants (c’est pas comme si on allait cesser de se reproduire soudainement) ? Le film tente de construire un antagoniste convaincant en lui attribuant des motivations fumeuses. On pourra rétorquer que celles-ci sont tirées directement des comics, comme certains lecteurs ont pu le découvrir dans Silver Surfer #35, dans lequel Thanos expose ces mêmes raisons au Surfer d’Argent. Seulement voilà : dans cette histoire, les arguments du Titan sont rhétoriques, et rien d’autre. Il s’agit de prétextes verbeux à sa véritable motivation, à savoir séduire l’incarnation physique de la Mort (« Mistress Death » en anglais) en éliminant le plus d’êtres vivants possible. Épris malgré lui de cette figure horrifique, Thanos convoite le pouvoir car il désire ardemment annihiler la moitié de la vie, même si aucune de ses actions n’est jamais suffisante pour que la Mort daigne lui adresser la parole. En résulte un personnage tragique, romantique, unique. Sa relation avec celle qu’il convoite ouvre des possibilités lyriques démesurées. Infinity War, trop apeuré à l’idée de proposer au public la moindre substance thématique, présente la mission de Thanos comme une corvée, un fardeau, une tâche à accomplir avant de rentrer chez soi pour enfin regarder le lever du soleil, bref, un nihilisme par obligation (on préfère encore le nihilisme grandiloquent d’Ego). Dire qu’il s’agit là d’une opportunité manquée serait un euphémisme.


C’est d’autant plus regrettable que les scénaristes Christopher Markus et Stephen McFeely, qui avaient fait un travail honorable sur la franchise Captain America, avaient laissé penser dans leur préface au comic book The Infinity Siblings de Jim Starlin sorti cette année, qu’ils comprenaient l’intérêt d’un personnage comme Thanos. Or leur script fait exactement l’inverse de ce qu’ils avaient décrit dans l’encadré ci-dessous : jamais les héros de Infinity War ne sont présentés comme moralement faillibles, éthiquement réprimandables ou humainement condamnables. Jamais Thanos n’est écrit comme un être dont le raisonnement remet en question notre conception de l’univers (ses « motivations » sont fermement implantées dans les discours sur la démographie tenus depuis des décennies). Et au final, tout ce qui nous reste, c’est précisément de découvrir comment ces adversaires vont s’affronter. Fabuleuse utilisation de notre précieux temps.


Ce dix-neuvième épisode ambitionne ainsi de réunir les plus importantes figures mythologiques de l’univers Marvel, et cela suffira au film pour lui assurer succès et longévité au box-office mondial. Il n’est pas rare d’entendre des lecteurs de comics se désespérer du fait que les héros de DC, plus mythologiques par nature, souffrent d’adaptations insatisfaisantes, tandis que Marvel semble être parvenu à gagner une stabilité remarquable en termes de popularité. La raison est simple : Marvel puise dans des courants mythologiques que leurs concurrents ont abandonnés à travers un naturalisme excessif et une palette de couleurs moroses. Les films de Marvel ont, a contrario, bâtit lentement une mythologie au niveau superstructurel. Les changements de tonalités soudain parcourant leurs films, passant de la menace ou de l’émerveillement naissant à l’humour bouffon, s’inscrivent seulement dans une évolution de l’utilisation de la comédie au sein des blockbusters (le « Here’s Johnny! » de Jack Nicholson, iconique car renforçant l’émotion de frayeur, est aujourd’hui supplanté par l’humour comme moyen de dissolution de la violence). L’excès de blagues, parfois cyniques, dont fait preuve le studio, ne l’empêche donc pas de mythifier son univers car le mode de consommation des films est passé d’une approche ponctuelle à un rituel continu. Les aspects mythologiques de l’univers sont reconnus par le public sur la durée, au niveau de la superstructure (de la franchise dans son ensemble) et non à l’échelle infrastructurelle (au sein des films eux-mêmes). Les spectateurs s’attendent donc à profiter d’un modèle narratif reconnaissable, plutôt qu’à autoriser les artistes à tenter toute révolution formelle (répétition et familiarité, n’est-ce pas le propre des mythes ?). Ils se délectent du fait que leur connaissance des films précédents est reconnue et récompensée par le biais de clins d’œil, de rappels et de références. Le confort a pris le pas sur l’initiative et la continuité a remplacé la cohérence. Et bien que cela affaiblisse chaque film au niveau individuel, l’ensemble du MCU s’impose irrémédiablement comme un jalon incontournable de l’histoire du cinéma hollywoodien, dans laquelle les super-héros n’avaient jusque-là jamais réussi à maintenir une continuité mythologiquement féconde, mais seulement quelques moments mythiques éphémères. C’est pour cela que les illogismes et manquements d’écriture mentionnés précédemment n’ont finalement pas tellement d’importance, car les failles locales s’effacent devant le poids culturel qu’a acquis la franchise. Après tout, dans la mythologie grecque, les mythes respectifs de la naissance d’Athéna et d’Héphaïstos (selon Hésiode) se contredisent l’un l’autre sans que cela remette en question leur interconnectivité ni leur portée.


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Cygurd
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le 27 avr. 2018

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Film Exposure

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