Voilà une image du film de Rolf de Heer qui justifie les éloges dithyrambiques à son égard : une étrange Pietà composée de Bubby (Nicholas Hope), un enfant enfermé dans un corps d’adulte qui tient dans ses bras Rachael (Rachael Huddy), une femme amoureuse enfermée dans un corps tourmenté, empêché… une image forte, violente même, dans ce qu’elle suscite comme émotions.
20 ans après sa sortie en France et suite à la présence du cinéaste Rolf de Heer au festival Lumières de Lyon au mois d’Octobre dernier, Bad Boy Bubby ressort dans les salles françaises pour le plus grand bonheur des cinéphiles qui aiment les chemins de traverse, les expériences insolites, les œuvres déjantées et les films cultes.
Le cinéaste australien (36 œuvres à son compteur) est connu pour ne jamais refaire la même chose, et sa filmographie est protéiforme ; par exemple, son dernier opus en date, Charlie’s Ccountry, ne peut pas être plus éloigné de Bad Boy Bubby, son quatrième film qu’il a mis 10 ans à tourner. Tandis qu’au travers de Charlie (David Gulpilil), un aborigène las de se battre contre un système auquel il ne veut pas se plier et parti se réfugier dans le bush de ses origines, Charlie’s Country fait la part belle à la nature dans un rythme lent et presque lancinant, Bad Boy Bubby évoque davantage des paysages sombres ou lugubres, post-industriels dans une ambiance généralement frénétique. Et c’est véritablement un film expérimental que le cinéaste a voulu livrer au spectateur, avec un travail considérable sur le son et la lumière.
Victime d’une mère, puis plus tard d’un père éminemment abusifs, Bubby est un homme de 35 ans qui ne connaît rien de la vie en dehors des 4 murs sans fenêtre du taudis dans lequel sa mère Florence le tient emprisonné. Tel l’Enfant sauvage de François Truffaut, il vit souvent au ras du sol avec les rats et cafards qui écument leur logement. Assez suffocant, le début du film ne laisse aucun répit au spectateur qui, en faisant face à tout ce que Bubby subit (et la palette est large !), se trouve rapidement acquis à sa cause. Supervisé par le directeur de la photographie Ian Jones, 31 de ses collègues chefs opérateurs vont se succéder pour mettre en lumière les différentes scènes du film, et dans ces premières séquences, les ambiances se suivent et se ressemblent pour dessiner un univers très glauque à l’image des horreurs qui se succèdent à l’écran. Et pourtant, à aucun moment on n’approche du voyeurisme, car le cinéaste montre infiniment de respect pour son personnage. Bubby nous émeut déjà, avec son franc sourire qui quitte rarement son visage. Même si elle est assez éprouvante, la description de cette famille extrêmement dysfonctionnelle est réalisée sans pathos par Rolf de Heer, qui opte pour un regard quasi-documentaire.
Lorsqu’enfin le protagoniste sort de ce cloaque, le cinéaste donne le ton, car c’est sur une nuit noire que Bubby débouche, signe de la noirceur, de la laideur ou de la complexité de la vie du dehors qu’il ne va cesser de rencontrer au long de son voyage immobile dans cette ville d’Adélaïde. Des rencontres, il va en faire, de l’accorte soldate de l’armée du salut à la gironde infirmière d’un centre de polyhandicapés, du groupe de rockers qui profite de lui autant qu’il profite du groupe, au scientifique athée (« an inferior being, maybe » dit-il, en parlant de Dieu), des gamins violents avec un chaton (une des raisons qui limitent l’audience du film dans des pays comme les USA), et des féministes violents avec lui-même, sans parler du traumatisme de « la Bête » rencontrée en prison ; des multiples polyhandicapés qui sont comme lui dans la souffrance, tous se montrent à lui avec la violence du monde moderne, et pourtant tous, couche par couche, le refaçonnent pour qu’il devienne enfin l’homme qui n’a pas pu surgir de l’enfant qu’il est resté…
Il est intéressant de voir combien le cinéaste réussit à appliquer à cet homme adulte l’apprentissage enfantin qui consiste à répéter inlassablement ce qui est dit et fait par les autres autour de lui, sans rien comprendre de ce que cela signifie, créant ainsi les quiproquos et les situations «comiques» du film. L’acteur Nicholas Hope, sorti de l’anonymat par ce très grand rôle, a bénéficié d’un tournage chronologique qui lui a permis de reproduire à la perfection les expressions entendues dans les séquences précédentes ; c’est ce genre d’astuce et tellement d’autres idées qui confèrent à Bad Boy Bubby son rang de film culte. Ainsi, le splendide travelling arrière lors du fameux discours antireligieux du scientifique (une belle métaphore de l’infiniment petit –les atomes- vers l’infiniment grand), le premier aperçu par Bubby des lumières de la ville sur fond de chants «célestes», ou encore cet extraordinaire plan de coucher de soleil après un double meurtre qu’on ose rapprocher d’une image fordienne. Soulignons enfin la place primordiale de la musique dans le film, puisque beaucoup des déplacements de Bubby dans la ville sont précédés de la découverte par lui de chants, de morceaux d’orgue,de violon ou de cornemuse, ou encore de rock and roll dans un ensemble très cohérent.
Bad Boy Bubby est à la fois une satire féroce et un conte poétique, avec donc cette fameuse Pietà où Bubby concentre toute l’humanité : la compassion, l’amour, la tristesse mais la joie aussi, des sentiments qui, petit à petit, lui rendent une consistance d’être humain à l’égal des autres, en même temps qu’un but dans une vie initialement vouée à n’être que végétative.
Une très belle expérience de cinéma, pour un public averti, dont il faut profiter de la resortie française sur grand écran pour l’apprécier pleinement dans sa version restaurée.

Bea_Dls
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le 16 nov. 2015

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Bea Dls

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