Baraka
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Baraka

Documentaire de Ron Fricke (1992)

La contemplation comme spectacle, le silence comme maître de cérémonie. Leur ballet noble et onirique n'a plus rien du secret, et la musique aux accents tribaux ou religieux ne fait que sublimer ce pacte ascétique sans le briser, lui conférant au contraire une résonance nouvelle, aux échos primitifs. La recette est bien connue, traverse les décennies comme les continents, du Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio au Béhémoth de Zhao Liang, et par la force de l'habitude semble presque indissociable du propos. C'est que derrière ces plans magistraux qui éclatent violemment contre nos pupilles, c'est régulièrement le même cheminement qui se déroule, et qui se résume en deux mots : grandeur et décadence, ou bien peut-être grandeur de la décadence.


Grandeur


Grandeur de ce qui fut là avant nous, et qui aurait dû rester après nous.


Immensité des étendues naturelles, chaque jour amputées, mais qui se livrent encore à nos yeux en océans nobles et mouvants.


Magistralité des roches et des eaux, des arbres et des astres, du sable et des brumes, des éléments qui enrobent la Terre d'une tendresse maternelle.


Vivacité des cascades qui plongent dans l'infini leurs eaux enragées et paisibles, douces et violentes, dans une ode silencieuse à la gravité qui nous lie.


Eclat de la lumière qui descend en oblique sur le rouge des roches et le vert des forêts, qui grignote Gaïa d'une splendeur renouvelée.


Grandeur de l'Homme, aussi.


Grandeur de l'Homme dans son humilité.


Grandeur de l'Homme et de ses religions, de ses croyances.


Immensité des bâtisses qu'il a dédiées aux déités, et des larmes qu'il verse pour Lui. Qu'il verse pour Elles.


Magistralité de ses rites, des cris arrachés au fond des poitrines, de la transe où il s'abandonne et de la communion où il se retrouve.


Vivacité des couleurs sur les visages et les parures, violence des cris qui résonnent comme autant d'appels d'un langage intelligible uniquement par les Dieux.


Eclat de la foi qui illumine ses traits ou les peint d'une douleur ancestrale et mystique.


Grandeur de celui qui respecte, de celui qui est docile.


Grandeur de la destruction, aussi.


De la décadence.


Décadence


Le déchirement du voile, et les ravages de l'ubris.


Les entailles de la hache dans le bois comme autant de lacérations dans la chair.


Et le grincement, le grincement sourd mais inaudible, de l'arbre qui se tort, qui s'écartèle, qui se meurt. Métonymie visuelle pour la forêt toute entière.


Cris mutiques d'une nature perpétuellement mutilée.


Perpétuellement souillée.


Rage des champs de pétrole brûlés, qui courent sur le sable comme autant de démons ravageant la Terre de leur gigantisme rougeoyant - souvenirs apocalyptiques des bien nommées Leçons de Ténèbres d'Herzog.


Décadence de l'homme, aussi.


Décadence de l'homme dans son orgueil.


Décadence de l'homme et de ses constructions, de ses ambitions.


Fourmillement de ses rues, de ses routes, de ses passages piétons.


Shibuya comme inlassable emblème de sa disproportion.


Le Japon comme inlassable emblème de ses excès.


Les lumières de la ville qui défilent en griffant l'écran de leurs traînées jaunes et rouges.


Les immeubles qui enserrent les plans dans des perspectives écrasantes.


L'aliénation des mains qui répètent les mêmes gestes dans les usines, des pieds qui répètent les mêmes pas dans le métro.


La pauvreté, aussi.


La pauvreté à deux visages.


Un premier visage humain, celui des sourires authentiques des rues sans capitalisme.


Un second visage inhumain, celui de l'agonie muette dans les rues capitalistes.


Et les esclaves modernes, ouvriers ou prostitués, qu'on préfèrent aux mendiants parce qu'ils servent, parce qu'ils existent pour éponger nos bassesses.


Fixer la caméra là où d'habitude le regard glisse.


L'Homme d'un côté de la chaîne qui produit mécaniquement, son esprit et ses gestes confisqués à lui-même.


L'Homme à l'autre bout de la chaîne qui se traîne dans ses propres déchets.


La vanité des constructions.


La vanité des destructions.


La grande mascarade militaire qui prétend obtenir les unes par les autres.


L'angoisse close, toujours suintante sur les murs des lieux d'enfermement : mais tout n'est-il pas lieu d'enfermement dans une société qui nous aliène ?


La juxtaposition aussi facétieuse que sinistre des plans qui se gausse de nous le rappeler :


Les habitants des bidonvilles qui passent leur vie dans des boîtes avant de passer leur mort dans des boîtes.


Les poussins précipités dans l'entonnoir de l'usine comme les salarymen précipités dans l'entonnoir des portiques de métro.


Les os humains qui s'empilent comme les roquettes qui en apporteront davantage.


Et au bout, tout au bout, la Mort.


Comme ultime grandeur, comme ultime rédemption.


La Mort comme salut et comme Salut, l'absolution dans l'anéantissement, la blancheur et le lustre des os comme rappel de la pureté initiale.


Le silence et la démesure des tombeaux, la douleur pudique des rites funéraires comme dernières noblesses de notre espèce.


La décadence comme grandeur.


La Décadence comme Grandeur.


Dans ce sursaut d'espoir, dans ce sursaut d'espoir aux relents nihilistes, sur les nuages qui s'enroulent sur fond d'infini, Baraka avait une fin toute trouvée. Une issue dont la fatalité n'avait d'égal que la foi lumineuse en la prochaine histoire. Un point qui signait simplement la fin d'un chapitre dans un roman qui nous dépasse.


Pourtant, tel n'est pas Baraka. Baraka embrasse le cycle, la boucle, le cercle de la vie. Et Baraka, en conséquence, se dote d'une structure en U. Patiemment, il remonte la pente. Et de la noblesse de la mort, nous ramène aux hauteurs de la religion. A la modestie tribale. Et, enfin, à la grandeur de la nature. Originelle, sereine.


En choisissant ce parcours, plus long et répétitif, on pourrait penser que Baraka allège son moralisme pour, après avoir semé son propos, nous emporter à nouveau dans la Terre Promise de l'onirisme. Pourtant, il n'en est rien. Cette remontée, quelque peu laborieuse, semble - et c'est heureusement plus décevant que réellement dommageable - insister inutilement sur le propos tout en lui confisquant sa limpidité. Sans doute est-ce là le secret qui en fait un poème plus qu'une leçon, mais n'est-il pas alors plus hypocrite, notamment, qu'un Béhémoth à la démonstration implacable ?


Béhémoth avance avec une logique aussi tacite que bornée, où à la gloire de la Création succède la violence de la destruction ; à l'inhumanité des machines, l'humanité des hommes qui se broient à les actionner ; aux maladies versées sur la Terre, les maladies versées dans les poumons des ouvriers ; à la grandeur nauséabonde des usines difformes, la grandeur nauséabonde des villes fantômes où personne n'habite, que personne ne traverse que ceux qui viennent y déposer les entrailles déchirées de la Terre. Sans un mot, l'argumentation est pourtant d'une clarté outrancière, contre la monstruosité de la production pour elle-même, comme un réflexe aveugle, un fanatisme collectif, une Croisade industrielle fruit de l'enlacement odieux et pernicieux du communisme et du capitalisme dans la Chine moderne.


Baraka, pourtant, que veut-il me dire ? Il est bien évident qu'il vient à moi en tant que messager. Bien sûr, son doigt est accusateur, mais que me montre-t-il ? Il n'a pas l'air grand ami de la société moderne, et du modèle productiviste - qui peut lui en vouloir ? Sans doute pas moi, qui me suis quotidiennement abîmé les yeux, l'esprit et la morale derrière un écran d'ordinateur, pour contribuer à cette épidémie de la pire façon qui soit : de loin, sans rien manipuler, payée simplement par le Capital, pour le Capital, de cette monnaie invisible qui ne sert qu'à entretenir et glorifier le système lui-même, sans jamais se salir les mains directement, mais sans jamais n'être non plus racheté par la noblesse, aussi médiocre puisse-t-elle être, de la production tangible. Cautionner cyniquement, et prendre sa part au passage.


Seulement, la religion comme grandeur de l'homme, vraiment ? Le Mur des Lamentations et la Grande Mosquée comme odes à notre espèce ? Loin de moi l'idée de remettre en question leur dignité grandiose, mais n'est-il pas un peu facile de mettre en exergue la magnificence des temples et des cathédrales sans mention pour le sang qui a peint les vitraux ? La démesure des pyramides n'est jamais que la somme des esclaves qui ont plié sous le poids de ses pierres. La portée d'une croyance n'est jamais que la somme des impies qui sont morts contre elle. A quel prix cette noblesse s'est-elle achetée ? A quel prix s'achète-t-elle encore ?


La tribu comme humilité de l'homme, vraiment ? Les couleurs et les rites et les chants comme alternative moins néfaste à notre civilisation aliénante ? Oui, il y a là beauté qui mérite d'être préservée, mais il est fait bien peu de cas de ses cruautés. Car la tribu, parce qu'elle reste le lieu de croyances qui dépassent l'humain, reste le lieu de pratiques inhumaines. Que fait-on donc des têtes réduites dont les Jivaros vengeurs ont l'expertise, ou des "hyènes" du Malawi sévissant dans leurs camps de "purification sexuelle" ? Et, même sans cela, même hors des singularités culturelles, le poulet est-il vraiment plus mal loti broyé par l'acier froid d'une machine américaine qu’assommé sommairement ou égorgé maladroitement, après des heures ou des jours d'attente ligotée, sous l'implacable chaleur d'un marché vietnamien ?


Peut-être par excès d'espérance, ou par envoûtement partial, Ron Fricke trace une ligne arbitraire là où elle n'a pas lieu d'être. Si la société productiviste est un indiscutable objet de critique, il y a une certaine naïveté à la faire contraster avec de plus abstraites pratiques humaines, d'autant s'agissant de suivre dans le montage un refrain qui, s'il est sûr de faire son effet, manque en revanche cruellement de subtilité : la slow-motion pour témoigner de la grandeur, le time-lapse pour la décadence. Prenons le temps d'admirer la grandeur intemporelle, affolons-nous de la promptitude de la décadence.


Non. La faute est belle, mais banale. Il faut admettre, si l'on veut sincèrement le condamner, que l'être humain, au stade d'évolution qui est celui non de la société mais celui de l'espèce, est un fléau en lui-même. Et la tribu ne paraît moins nocive que parce qu'elle est composée de moins d'individus, et que sa force destructrice en est réduite d'autant. Mais s'il fallait inverser les proportions ? Alors ne serions-nous pas bouleversés d'être témoins à grande échelle de ces pratiques ancestrales ? Combien de fois devrions-nous assister à leur spectacle avant que d'être tentés de les redéfinir comme barbares ou fanatiques ? Combien de temps avant que ce qui nous semble simple négligence ne nous apparaisse comme dangereuse inconscience, puis pure folie ? Ne verrions-nous pas alors dans une production rationnelle - faute d'être raisonnée - et clinique, pratiquée par de petits groupes suivant la doctrine capitaliste, une alternative enviable à ce chaos passionné ? Après tout, ses excès certains nous apparaîtraient aussi, proportionnellement, moindres. Le nombre est coupable.


Le nombre est coupable. Nous sommes trop nombreux sur cette Terre, et il n'y a pas de solution idéale à ce problème organique. L'eschatologie est notre seul espoir. Alors, après nous, seules resteront les cicatrices sur ce temple sacré qu'est la Nature, le seul véritable. Voilà la sentence que l'on n'ose pas prononcer.


Et puis, il y a toujours eu pour moi une ambivalence. Un effet pervers de ces visions qui me séduisent plus qu'elles ne me dégoûtent. La grandeur de la décadence, la fascination de la destruction, l'enivrement de l'anéantissement. Moi que mes pas amènent toujours, aussitôt que je mets les pieds dans la capitale britannique, aux environs de London Bridge, pour m'étourdir des sacs d'ordures que les fins de journées entassent autour de Borough Market, pour m'absorber dans la contemplation des flaques de pétrole irisées qui scintillent au bord de la Tamise. Moi dont les yeux furent crevés, plus que par n'importe quelle autre apparition, par les gratte-ciels avides et perfides déchirant la jungle de Kuala Lumpur, au sol lacéré par des huit-voies vibrantes du flux incessant des moteurs rutilants ; par les monticules de déchets pourrissants s'entassant à perte de vue sur les rives du Mékong, où se mêlent plastiques suffoquants, fruits infestés de mouches et cadavres de porcs gonflés par l'eau et la chaleur ; par la vision d'un grand immeuble inachevé à Bangkok, dont l'ossature creuse et mutilée de tags n'est anoblie que par l'immensité, la démesure d'une publicité pour l'iPhone 7 engloutissant près de vingt étages, et par la couronne d'oiseaux noirs assiégeant ses hauteurs.


Ces chimères comme des drogues dans mon esprit fiévreux.


Ce murmure comme une litanie malade et rongée.


Si la Nature était grande, et que l'Homme a su la détruire, alors c'est qu'il est plus grand encore. Si l'Homme était grand, et qu'il a su se détruire, alors c'est qu'il est plus grand encore. Et si l'Homme, en dépit de toute ses croyances, de tout son orgueil, ne fait qu'un avec la Nature, alors sa grandeur n'a pas de limites. Héautontimorouménos. C'est bien son sang, ce poison noir qu'il déverse dans les fleuves, c'est bien son souffle, cette fumée blanche qu'il déverse dans les cieux. Comme partie d'un tout qui le dépasse autant qu'il le nie, l'Homme n'est que la plaie et le couteau, et la victime et le bourreau.


Nous sommes de nos cœurs les vampires, de ces grands abandonnés, au rire éternel condamnés, et qui ne peuvent plus sourire.

Shania_Wolf
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le 16 août 2017

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Lila Gaius

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