Une fois la séance terminée, on peut se demander ce qu'il faut retenir du film extravagant et haut en couleur qui vient de se dévoiler sous nos yeux. Certes, l'ésthétique du film est travaillée avec orfèvrerie, certes l'histoire est touchante, le film nous a fait sourire voire rire par moments, les imaginaires nous laissent rêveurs, mais bien que l'expérience soit plaisante, cela ne suffit pas à construire un propos. Or, un propos, le film en a un. Et j'avancerai ici que Big Fish est, à mon avis, un film qui allie à la perfection son fond et sa forme. Le propos concorde entièrement avec la structure du film, et c'est probablement cela qui en fait une oeuvre incontournable, non seulement dans le cinéma de Burton, mais aussi dans le cinéma tout court.


La relation difficile entre un père et un fils (Edward et Will) sert de toile de fond pour déployer en filigrane les questions suivantes : Quelle est l'utilité des histoires ? Après tout ne sont-elles pas des mensonges ? Pourquoi ne pas se contenter de la vérité au lieu de perdre son temps dans des fictions ? Des questions intéressantes à poser dans un film, s'il en est, puisque le spectateur a précisément décidé de donner son temps au réalisateur afin d'entendre l'histoire qu'il va raconter.


Le conflit entre Will (pragmatique, cherchant à démêler la vérité du mensonge dans la vie de son père) et Edward (qui s'en tient à ses récits et affirme que ses histoires sont la vérité) ne fait qu'introduire ces questions. C'est la résolution finale qui finit par donner raison à Edward ; affirmant ainsi l'utilité des histoires. Alors en quoi sont-elles utiles, et comment le film nous le montre ?


Tout d'abord l'identité d'Edward est constituée par ses histoires et ces dernières nous apprennent bien plus sur cette identité du personnage que les faits réels qui manquent de couleur (remarquez la palette de couleurs morne lorsque le film touche aux éléments de la vie réelle d'Edward) et de personnalité (voir le vrai récit de la naissance de Will, que le docteur au chevet d'Edward finit par lui concéder, qui est cruellement impersonnel). En fait, il est intéressant de voir que la personnalité d'Edward s'exprime avec lyrisme dans ses histoires qui exacerbent ses sentiments ; on citera entre autres : son optimisme coloré, la haine du rival qu'il aimerait ridiculiser de toutes les façons, l'amour pour sa femme qu'il voit avec romantisme, l'enfermement qu'il a ressenti dans la ville de Spectre qui montre son aversion de la vie calme semblant trop contraignante pour son ambition, la fascination pour la mort à travers la sorcière, son idéal d'entrepreneur capitaliste (le modèle de vie réussie à l'époque) tout au long de ses histoires. Les ambiances féérique, fantastique et picaresque en disent long sur Edward Bloom et sa vision du monde. En somme, par ses exagérations de la vérité, Edward a dévoilé bien plus de lui-même à Will que ce qu'il aurait fait en listant simplement les faits ; il a construit un portrait psychologique de lui-même à travers ses histoires, un portrait de ses attitudes, de son caractère et de son imaginaire. Les figures de style (ellipses, hyperboles, ironies, embellissements, métaphores, présentes tout du long des récits d'Edward) en disent long sur les ressentis, les attentes, les déceptions de celui qui raconte.
C'est la première utilité des histoires : elles en disent plus que les faits car leurs éléments stylistiques nous renseignent sur la vie psychologique du narrateur.


Une deuxième fonction des fictions est que ces dernières, en plus d'ajouter aux faits, permettent de donner un sens à ceux-ci. En effet, les histoires puisent leur substance dans le réel. On remarque à la fin que ses histoires et sa galerie de personnages n'étaient que des représentations hyperboliques de la réalité, qu'il existe bel et bien un gros poisson, une main articulée, et cetera. On ne peut associer la fiction au mensonge puisque la première est alimentée par des faits et se construit avec ceux-ci. La fiction est donc une manière stylisée de représenter la réalité. À mesure que le film avance et que Will découvre la "vérité", il est de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux dans les histoires de son père, et pour cause, le film nous montre que ce n'est pas important. Les histoires permettent de comprendre la vie d'Edward Bloom car elles en reprennent tous les éléments. C'est pour ça que le film alterne entre des séquences réelles et des séquences de narration d'Edward, car les séances de narration sont indispensables pour comprendre le comportement du père – son envie de grossir les choses, son imagination et son ambition débordantes dépeintes dans ses histoires l'incitent sans doute à narrativiser sa vie pour les autres.


De surcroît, comme je l'ai souligné plus haut, le réel ne cesse de se mélanger à la fiction, afin de montrer la proximité entre les deux, et cela se réalise dans toute la structure du film qui mélange des séquences fictives à des séquences réelles, puis qui met du fictif dans les séquences réelles, puis du réel dans les séquences fictives. La construction même du film porte son message.


Par ailleurs, la troisième fonction des histoires est précisément d'ajouter un message à la réalité. C'est ce que fait Edward en montrant à son fils l'utilité des histoires, et c'est aussi ce que fait le film au spectateur, car parallèlement à Will, nous recevons aussi le message via l'histoire que nous raconte Burton. La fiction nous a appris quelque chose de la réalité : le film réalise substantiellement son message !


Le choix du titre a un double sens : bien entendu l'image du gros poisson qui symbolise Edward et son ambition démesurée pour son milieu. Mais il fait aussi le lien entre la réalité et la fiction, puisque le poisson est un élément pont appartenant à tous les plans de réalité : la légende dans le récit d'Edward, le récit d'Edward, le récit de Will et la réalité des deux protagonistes (pour aller plus loin, le film existe même dans la réalité du spectateur). En fait le choix du poisson comme "pont" entre les niveaux de réalité s'explique sans doute par le fait qu'il est présenté au début du film comme une légende populaire (le "roi de l'étang"), puis il devient vrai dans l'histoire d'Edward qui arrive à l'attraper, enfin il devient vrai en réalité lorsque Will le voit dans la piscine de son père. Symétriquement, plus le poisson devient vrai, plus Edward se transforme en poisson (observez la scène de la baignoire qui fait office de prolepse de la fin) et devient ainsi une histoire (il devient finalement un poisson dans l'histoire de son fils). Ainsi le poisson montre bien la perméabilité entre l'histoire et le réel – ce qui paraît mensonge a priori est en fait réalité – et la co-dépendance de l'un et l'autre.


Je laisserai à d'autres le soin de commenter la réalisation du film, le génie de ses plans, la diversité de ses mythologies, sa résonance dans la filmographie de Burton, car il y a beaucoup d'autres choses à dire sur le film.


Mais avant tout, Big Fish est une oeuvre qui parle d'elle-même, qui parle de fiction et d'identité, et ce avec brio. En définitive – et pour s'affranchir du jeu de mot – Big Fish est un gros poisson dans l'étang du cinéma.

Romain_Prina
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le 25 mars 2019

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Romain Prina

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