Il est parfois réjouissant de voir que l'on peut tout oser sans flirter avec le mauvais goût. D'autant plus quand on prend de la hauteur sur son sujet. Ici, les lieux de transit que sont les métros, les terminaux des aéroports et les stations de transition rer/métro. La caméra picore d'abord quelques petits détails à la volée en suivant quelques secondes les pensées et paroles de passagers en transit vers quelque part, un ailleurs, un chez-soi, un travail. Peu importe qui ils sont vraiment, ils sont pris pour ce qu'ils sont en essence: des êtres humains qui vont, qui viennent et qui disparaissent une fois le trajet terminé. Ce regard décale le film dès le début puisque celui-ci va peu à peu se resserrer vers deux personnages en particulier, puis un, avant, encore, d'élargir son propos.

Le film parle du manque d'air, de la fuite. Les deux personnages ont cette impression: de ne jamais se poser, de ne jamais vivre pour eux, d'être là comme invisibles, en transit permanent. Ils lâchent tout et tentent alors un envol, les conséquences viendront plus tard, l'envolée est aussi douce que brutale car un regard différent sur les choses nous les fait soudain apparaître comme elles n'ont jamais été. On se remet à vivre, à suivre le vent, sans contraintes. Chez Gary, il y a un impitoyable besoin de défricher le terrain, de ne rien laisser devant lui de contraignant, quitte à paraître égoïste et froid. Ce "Newman" (nouvel homme) est attachant dans sa décision soudaine de ne pas s'envoler, de rester à terre pour mieux redécoller ensuite, découvrir, "faire des choses pour lui". Mêmes ses proches ne parviennent pas à comprendre parce que le film ne se propose pas de comprendre, juste de constater la rupture, sans l'expliquer. Gary reste où il est, après une nuit d'impossible sommeil. On ne sait jamais où l'on va puisque Gary décide d'aller de l'avant. La caméra tente, par les écrans, de relier Gary a un monde duquel il veut sortir, de le faire communiquer son "départ". Étonnamment il fuit mais sur-place. Le regard que porte Pascale Ferran sur le monde est est regard aérien, planant, le spectateur est amené à revisiter ce qu'il voit tous les jours, à ressentir autrement. Et notamment parce que le médium principal du cinéma, l'image, la vue est très bien exploité ici. Nos regards sont constamment sollicités, faisant du film une expérience, un jeu permanent. Et notamment quand il bascule dans le "conte" avec le personnage d'Audrey (ah, le sourire d'Anaïs Demoustier).

Le film rapproche ses personnages en les faisant évoluer dans le même lieu, en confrontant leurs univers. Sous toutes ses formes, Audrey pénètre dans la chambre de Gary, se pose des questions sur sa vie, sa destination. Mais la réalisatrice (forte d'un montage très bien mené) ne fait pas de son film une rencontre à proprement parler. Les êtres se croisent de biais, par hasard, ne se reconnaissent pas, ne se disent pas tout. Et le langage, confrontation ici entre l'anglais/le français/un peu de japonnais/ et le chant de l'oiseau, est aussi questionné: que l'on débatte sur un mot, une expression, que l'on survole la pensée ou que l'on écoute les voix. La musique, la ritournelle, prend aussi tout son sens, même quand elle isole dans nos MP3, elle décale nos ressentis entre ce qui se passe vraiment, et ce que l'on entend finalement. Le film nous amène à tendre l'oreille, à écouter les voix, à prendre les mots à la volée.

Avec Bird People, tous nos sens sont en éveil, alertes, pris entier dans ce récit aérien, où l'on rêve de planer un moment, où l'on sourit beaucoup face à cette fresque qui ose, expérimente, pour nous emmener toujours plus haut, et s'observer différemment.

PS: mon petit bonheur du moment: avoir lu au générique "Contribution au scénario: Céline Sciamma"

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le 12 juin 2014

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eloch

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