Je me suis longtemps demandé comment Birdman avait pu subtiliser la statuette de l’Oscar du Meilleur film à Whiplash : tel le mythe de la pie avide d’items chatoyant, ou l’opportunisme du vautour charognard ? Mais aussi sûrement qu’Alejandro González Iñárritu est un oiseau des plus rares, et que ces jeux de mots piteux auraient pu être évités, une certitude m’habite désormais : la prestigieuse récompense ne doit pas servir de trompe-l’œil malvenu.
Car le fait est que Birdman est brillant à l’envie, au point de préfigurer à merveille les futurs élans scéniques du renversant The Revenant : à ceci près que là où ce dernier fera preuve d’un zèle jusqu’au-boutiste, le présent film fait montre d’un doigté davantage pertinent. À l’instar de son homologue Cuarón, Iñárritu est à la fois friand et esthète du plan-séquence : entre maîtrise indéniable et cadre théâtral propice, son usage atteint ici des proportions démentes bien qu’aux antipodes du dantesque, celui-ci servant au mieux l’introspection de Riggan Thomson.
Les couloirs tortueux des backstages matérialisent fort bien l’esprit torturé de ce dernier, incarnation du has-been à la gloire passée, sorte de reflet quasi-méta d’un Michael Keaton étourdissant de justesse... bien que ce simple prisme soit réducteur. Le regard nullement idéaliste que pose le cinéaste sur l’industrie cinématographique, vorace comme puissante, mais méprisé par son « aîné » animant les planches, lui qui tendrait à se replier sur lui-même dans une inexorable et lente chute, compose par voie de fait un tableau embrassant à bras-le-corps l’expression artistique : elle qui prend forme et évolue par le biais de pauvres hères perclus de défauts, tourments et aspirations de tout ordre.
Avancer que l’immersion est des plus complètes tient alors de l’évidence, la mise en scène virevoltante allant jusqu’à fondre le montage en un même faisceau malin : l’illusion est telle que la caméra ne semble jamais s’arrêter, elle qui fait de l’espace son terrain de jeu favoris et du temps des transitions au cordeau. De l’exercice de style à l’hommage, il n’y a donc qu’un pas, Birdman se payant d’autant plus le luxe d’interroger l’ensemble des protagonistes à l’œuvre : cinéma et théâtre, leurs interprètes... et enfin lui-même.
Aussi bien acteurs que marionnettes de sa toile, ses protagonistes constituent par extension un motif de satisfaction sans pareil : Rigg donc, campé par un Keaton décharné mais ô combien concerné, trois figures féminines marquantes (Laura, Lesley, Sam) en quête d’une place (Andrea, Naomi et Emma rayonnent à n'en plus finir), le talentueux mais imbuvable Mike, qu’Edward Norton transcende avec tout le talent que nous lui connaissons... fort de ses nombreux portraits d’écorchés, mixant à merveille empathie et pathétisme en un même creuset intime, et son casting royal, Birdman s’avère ainsi enchanteur.
Empreint d’une bande-originale résolument jazzy, qui parachève un tableau facétieux, le long-métrage semble donc friser la perfection à l’aune de sa myriade d’atouts : mais si son alchimie enjoint à l’enthousiasme, la profondeur de son propos en apparence volage n’est pas exempte de menus reproches. La part non négligeable du fantastique, pan en tout point fantasmagorique comme allégorique, est ainsi représentative d’une prise de liberté facile comme confusante : sa justification se pose alors, tant celle-ci n’était peut-être en tout ou partie pas forcément nécessaire à l’exposé du cas Riggan... le dernier plan de Birdman, paroxysme de l’effet, en est l’exemple le plus parlant (nous laissant dans son sillage circonspects).
Enfin, Tabitha Dickinson, personnification éloquente d’une perception binaire de l’acting, trahit une subtilité en berne au gré de sa haine vivace à l’égard des « produits » hollywoodiens. Si de prime abord nous pouvions nous en accommoder, celle-ci étant à sa manière une variation plus abrupte d’un Théâtre retors, le climax de la première ne met que trop bien en lumière la lecture grossière qu’en tire Birdman : car par-delà la prévisibilité de son revirement des plus complets, il est ironique de constater qu’elle aura « succombé » aux charmes du « super-réalisme » de Riggan... alors que c’était déjà ce que prônait et faisait Mike Shiner. Cocasse, n’est-il pas ?
Toutefois, si ces quelques ombres entachent bel et bien l’expérience, le tour de force qu’aura réalisé Iñárritu avec Birdman ne peut que laisser admiratif : proposition de cinéma maîtrisée de bout en bout, celui-ci n’aura au bout du compte pas volé sa statuette... quand bien même Whiplash aurait été, à mon goût, un « meilleur » lauréat.