APRÈS SÉANCE



Take up arms and prepare yourselves for the inevitable war.



Depuis le début de sa carrière, Spike Lee semble inspiré par ces mots prononcés par le Kwame Ture fictif (Corey Hawkins) de BlakKklansman. Le réalisateur a pris sa meilleure arme, sa caméra, et est parti en guerre pour défendre les intérêts de la communauté afro-américaine. Avec cette histoire (littéralement) incroyable d’un flic noir infiltrant le Ku Klux Klan, il tire aujourd’hui sa plus belle cartouche.



SUR LE FOND : 9 étoiles



Faut dire que Spike Lee n’en est pas à son coup d’essai : Jungle fever, Malcolm X, Get on the bus, The very black show… La grande majorité de sa filmographie traite du racisme et de la culture afro-américaine. Il est clair que son engagement, son militantisme même, n’est plus à démontrer. Mais un noble propos ne suffit pas à faire un bon film. Dans la masse plus-ou-moins naissante d’œuvres dénonçant la culture du racisme aux États-Unis comme American history X, Django Unchained, 12 years a slave, Fruitvale Station, ou même Get out, tout n’est toujours pas fait avec grande finesse.


La première chose qui frappe dans BlakKklansman, c’est l’honnêteté avec laquelle ces épineuses thématiques sont traitées. Oui, il y a un parti pris. Oui, il y a une volonté de montrer à quel point la population afro-américaine a été stigmatisée durant les années 70, de montrer à quel point le racisme était banalisé pendant cette période. Toutefois, rien n’est édulcoré, les situations et les personnages ne sont pas manichéens. Bref, le film fait preuve d’une étrange objectivité. La première mission de terrain de Ron Stallworth (John David Washington) n’est pas d’infiltrer le KKK, mais une conférence pro-Black Panther Party durant laquelle les revendications exprimées n’ont rien à envier à celles des capuches pointues. Les mots employés sont violents. Ça parle de guerre, d’armes, de confrontation… Une manière de montrer que dans chaque mouvement, aussi honorable soit-il, des moyens malveillants peuvent être employés. On pourrait aisément faire la comparaison avec Fruitvale Station de Ryan Coogler où tous les blancs sont des pourritures, où tous les blacks foncièrement bons. Cela permet évidemment un investissement émotionnel plus fort en faveur du personnage principal mais au dépens d’un traitement partial et naïf.


D’ailleurs, on peut facilement constater l’opposition de ces deux films grâce à leur utilisation respective d’images réelles. Fruitvale Station débute par l’homicide d’Oscar Grant, le spectateur est alors choqué par ces effroyables images et va vouloir connaitre la chronologie de ces événements. En réalité, la séquence réelle est au service du film qui suit. C’est le procédé inverse qui est utilisé dans BlakKklansman. Le film se termine en effet sur les manifestations suprématistes de 2017 à Charlottesville qui ont conduit à la mort d’une contre-manifestante. Ici, c’est le film, abordant le racisme pendant plus de deux heures, parfois de façon comique, qui est au service de cet événement tragique et de la cause qu’il représente.


Même objectivité concernant la culture américaine. De la même manière dont Spike Lee dénonce des films ayant romancé ou normalisé le racisme aux USA tels que Gone with the Wind ou The Birth of a Nation, toute une scène mentionne des films de la blaxploitation véhiculant probablement autant de clichés et de préjugés. Certains verront dans cette scène un hommage, et c’est surement le cas. Toujours est-il qu’elle permet d’avoir une vision globale et objective des différents mouvements en confrontation qui peuvent être parfois extrémistes de part et d’autre.


Faut-il alors y voir un mea culpa inconscient du réalisateur, quelques fois taxé de raciste anti-blanc ? Spike Lee s’est en effet plusieurs fois montré favorable à l’introduction de quota communautaire pour les nominations aux Oscars par exemple. Il a également eu de nombreuses frictions avec d’autres réals : Quentin Tarantino concernant son traitement de l’esclavage et l’utilisation abusive de l’insulte niger dans Django Unchained. Ou Clint Eastwood qu’il ne considérait pas légitime en tant que réalisateur blanc pour tourner Bird. Alors, peut-on être blanc et faire un film sur des afro-américains ? Un homme et traiter le féminisme ? Un valide et réaliser un œuvre sur le handicap ? Vous avez quatre heures.


Fin de cette petite digression. De toute manière, BlackKklansman n’a pas eu besoin de quota communautaire pour remporter le Grand prix du festival de Cannes, une récompense nettement méritée. Le film parvient à être à la fois un buddy movie, une enquête captivante, une attaque frontale à l’administration Trump, un hommage à Ron Stallworth et aux événements tragiques de Charlottesville. Le tout en gérant parfaitement la tension et l’humour noire. Enfin, « noire », vous voyez ce que je veux dire hein ? Un humour qui fait rire jaune quoi. Laissez tomber…



With the right white, man we can do anything.



La grande force de BlakKklansman réside dans le développement de ses personnages et, pour certains d’entre eux, dans les choix d’adaptation de Spike Lee. En effet, même si ce film est adapté des mémoires du véritable Ron Stallworth ayant infiltré le KKK en 1979, un certain nombre d’éléments relève de la fiction afin de romancer cette histoire incroyable. Ce n’est pas le cas du personnage de Ron Stallworth vous l’aurez compris, magnifiquement interprété par le novice John David Washington. Oui, il s’agit du fils du célèbre Denzel, mais il serait vraiment injuste de le réduire à ce lien de parenté au vue de son excellente prestation. Il forme avec Jimmy et Flip, respectivement interprétés par Michael Buscemi et Adam Driver, une équipe extrêmement sympathique dont les missions d’infiltration sont fascinantes. D’ailleurs, autre prestation remarquable, celle d’Adam Driver qui nous plonge dans l’organisation du KKK avec tension et humour. Et quelle brillante idée de rendre Flip juif (contrairement à la réalité) de manière à proposer un autre point de vue. Le fait d’être inclus « de naissance » au sein d’une communauté, même sans jamais n’avoir eu de sentiment d’appartenance n’empêche pas d’être bousculé dans ses convictions, de se demander pourquoi tant d’hostilité envers « sa » communauté ?


Autre liberté prise avec la réalité, le personnage de Patrice (Laura Harrier) qui, outre le fait de constituer un love interest, permet là encore d’enrichir les points de vue. C’est intéressant de voir la rupture entre les idéologies de Patrice et Ron qu’on pourrait imaginer identiques. Son aversion envers les flics, qu’ils soient blancs ou noirs, montre qu’on n’a pas deux masses uniformes en confrontation : D’un côté, les gentils noirs qui se battent pour leurs droits, de l’autre les méchants blancs nostalgiques de la ségrégation. On retrouve l’objectivité de BlackKklansman, comme développé précédemment.


Enfin, de façon plus anecdotique, le détestable officier Landers (Frederick Weller) est également le fruit de l’imagination de Spike Lee et Jordan Peele. Le dénouement de ce personnage m’a un peu déçu, j’aurais souhaité quelque chose de plus sale, de plus violent. Là, ça se fait autour d’une bière, ça semble beaucoup trop facile. Surtout, j’aurais aimé que le film se termine sur le recrutement de nouveaux flics noirs mais au regard des séquences qui suivent la fin de l’histoire, on comprend que le message passé est « Ne lâchez rien, c’est pareil aujourd’hui, voire pire ».


Une chose est sûre, lorsque les lumières se sont rallumées dans la salle, le message semblait être reçu cinq sur cinq. Soldat Lee, mission accomplie.



SUR LA FORME : 8 étoiles



Depuis la sortie d’Inside Man, Spike Lee se faisait discret, loupant les succès à la fois critiques et au box-office. Mais l’élection de Donald Trump a réveillé le réalisateur, c’est sûr que ça change d’Obama. Avec un budget plutôt modeste de 15 millions de dollars, la photographie rétro est bien réussie et quelques idées originales subliment le film. Globalement, le montage est assez rapide, les séquences sont courtes, on change souvent d’angle de vue. Mais à certain moment, ce rythme est cassé par une longue séquence de manière à accentuer quelque chose ou à interpeller directement le spectateur.


En ce sens, la scène du discours de Kwame Ture est assez étonnante. L’auditoire n’est pas filmé dans son ensemble en tant que foule mais de façon isolée, personne par personne sur un fond noir. Cela souligne le fait que chacun de ces individus est personnellement impliqué, touché par le discours, mais c’est très surprenant. De la même manière, la mise en scène autour du récit de Harry Delafonte sur le lynchage de Jesse Washington en 1916 vient te taper du coude pour s’assurer que tu as bien compris. A la suite de cette histoire effroyable, il y a un plan où Delafonte et deux, trois autres personnes tiennent les images de ce lynchage. Le plan dure au moins cinq secondes, dans mes souvenirs en silence. Ici, Delafonte ne montre pas ces pancartes aux personnages devant lui, c’est clairement pour le spectateur du film. Quelques secondes en dehors de l’intrigue où Spike Lee nous dit : « T’as entendu cette histoire ? T’as entendu, mais est-ce que tu as écouté ? Prend en conscience, ça s’est réellement passé comme ça ! Ils ont vraiment fait des cartes postales de ce lynchage ! ». Une manière de casser le quatrième mur en quelques sortes, de prendre à parti le spectateur pour mieux l’atteindre.



All power to all the people.



L’ambiance sonore du film est également très travaillée, notamment le mixage. Le volume des moteurs vrombissants ou des sonneries de téléphone est très fort. Ces éléments vont parfois servir à faire des transitions par le son très intéressantes. Par contre, la BO ne m’a pas spécialement touché notamment le thème principal et « Blood and soil » mis au moins 5 ou 6 dans le film. Ce sont des thèmes jazz/soul avec quasiment que des cuivres et quelques guitares électriques. Après, ça fonctionne, c’est très typé et ça marche bien avec l’esprit du film mais ça ne m’a pas transcendé.


Globalement, BlackKklansman signe un bon retour de Spike Lee et devrait, au fil des années, devenir le film culte concernant la lutte contre le racisme. Il veut nous raconter plusieurs histoires, passées et actuelles, et y parvient parfaitement. La seule transition entre les torches du KKK et celles des manifestants suprématistes donnent en quelques secondes toute la portée du film. De David Duke à Donald Trump. Brillant !


Bonus acteur : NON


Malus acteur : NON



NOTE TOTALE : 9 étoiles


Spockyface
9
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le 1 sept. 2018

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