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Black Mirror: Bandersnatch par Clément en Marinière

Il existe des Arlésiennes tenaces : robots dotés d'émotions, voitures qui volent ou nourriture qui se cuisine elle-même sont autant de vaines curiosités issues de nos fantasmes futuristes. Parmi elles se niche probablement la plus intéressante, le récit organique, qui en plus de vibrer, sentir et faire ressentir (bonjour la 4D et la VR), évoluerait en fonction de nos dispositions personnelles. Jusqu'ici, de Until Dawn à Detroit: Become Human, le jeu vidéo s'est fait le représentant le plus accompli de cette forme hybride de narration, dont on peut retracer la démocratisation aux fameux "livres dont vous êtes le héros" des années 80. Qu'on haïsse David Cage (comme moi, par ailleurs) ou pas, force est de constater que son travail a permis très récemment de franchir les derniers obstacles du médium. Fini les culs-de-sac narratifs, les collages décousus ou les choix qui n'en sont plus... Mais c'était sans compter sur Bandersnatch.


On ne reviendra pas sur Black Mirror, série plutôt bien troussée mais inégale, qui critique avec ardeur les dérives de la technologie mais qui s'exhibe sur Netflix, sommet de la dématérialisation et du marchandage culturel. Si vous y voyez déjà un paradoxe curieux, vous n'êtes pas au bout de vos surprises, puisqu'avec Bandersnatch, Black Mirror et Netflix vous promettent une expérience interactive, truffée de choix... Qui ne servent pas à grand chose. Non pas que ces derniers n'aient pas une influence sur le récit, au contraire : il est bel et bien possible de changer significativement la tournure des évènements, mais seulement quand on vous y autorise. Ainsi, les choix les plus audacieux seront presque toujours sanctionnés d'un cul-de-sac et d'une mort subite, le récit n'ayant pas la capacité de rebondir sur des choix qu'il offre pourtant au spectateur. Comprendre : tant que vous n'aurez à choisir que la musique ou la marque de vos céréales, Bandersnatch ne devrait pas planter. Au contraire, faites le mauvais choix à un moment significatif, et Netflix vous proposera deux ou trois scènes plus tard de revenir sur votre décision. À noter que, faute de temps peut-être, l'ensemble de ce système déjà un peu pété de base ne fait montre d'aucune clarté, et entraîne parfois des réactions en chaîne malheureuses pouvant aller jusqu'à vous ramener au début de l'épisode.


Si vous choisissez par exemple de renverser son thé sur l'ordinateur de Stefan au lieu de crier sur son père (qui n'a strictement rien fait de mal), l'épisode s'arrête abruptement et vous propose soit de revenir sur votre choix, soit de retourner 30 minutes en arrière pour accepter de travailler dans les bureaux de la compagnie de jeux vidéo. Sauf que si vous le faites, Stefan se réveille le lendemain dans son lit et l'épisode reprend du début, puisqu'il est en fait absolument nécessaire de refuser pour voir la suite. Faites le mauvais choix, et Bandersnatch n'a rien à vous montrer. C'est aussi simple que ça.


Évidemment, le scénario lui même tente de justifier le non-événement que constitue chaque embranchement du récit. Charlie Brooker, enfonceur de portes ouvertes professionnel, n'en est pas à son coup d'essai dans le genre : la technologie vous contrôle, vous surveille, vous dévore... Ici, donc, les choix n'auraient pas vraiment d'incidence puisque Stefan ne serait pas maître de ses décisions et que la fin serait déjà écrite, et ce même si Bandersnatch en compte en fait cinq différentes. On a vu des jeux vidéo s'essayer à ce délicat exercice méta (à l'image de BioShock Infinite, qui proposait des choix qui ne servaient effectivement à rien), mais Bandersnatch refuse d'opter et tente de faire passer sa structure boiteuse pour un pensum. En plus d'invalider toute la philosophie (ultra conne, soyons honnête) du scénario, qui repose sur une réflexion de comptoir sur le libre arbitre et sur une complaisance rarement atteinte pour les théories du complot (Stefan a beau passer pour un fou, il a techniquement raison, on le contrôle), on n'a jamais vu moins adapté au médium cinématographique que cette interactivité mi-figue mi-raisin, qui brise toute immersion et tout intérêt pour cet enchaînement de scènes sans queue ni tête. Sommet de cet échec total : après avoir visionné une fin, Netflix, en bon fast food de la série télé, vous propose de revenir sur certains choix pour en visionner une autre, et encore une autre, et ainsi de suite jusqu'à avoir fait le tour du propriétaire, épuisé les possibilités de Bandersnatch et définitivement perdu le fil de son récit nullissime. Pathétique.

ClémentRL
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le 4 janv. 2019

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