The wrestler n’était donc pas un simple accident. Aronofsky y retrouve ici la même puissance, plus exacerbée encore, moins grandiloquente que ses trois premiers films. Les trips hallucinatoires, films mentaux ou fables kitchissimes ont laissé place à quelque chose de flamboyant, moins reposé sur des partis pris de mise en scène dégueulasses mais sur une certaine idée de la performance, du personnage corps, qu’Aronofsky scrute davantage, observe, accompagne, des personnages qui ne sont plus antipathiques, des personnages bouleversants. C’était Mickey Rourke il y a deux ans, en ancien champion de catch sur le retour qui devait se battre contre son cœur. C’est cette fois Natalie Portman, qui incarne une jeune danseuse de ballet, candide, douce (une voix encore pré-pubère, voix de la danseuse qui utilise parcimonieusement ses muscles linguaux), fille à maman qui se lance vers l’inconnu, un horizon nouveau pour elle, cherchant à convoiter une noirceur qui lui permettrait d’atteindre cette perfection qu’elle recherche tant.

Depuis toujours, Nina Sayers vit au crochet de sa mère, dans la danse à tout prix. Une mère qui voit en elle l’occasion d’obtenir ce qui lui a échappé avant la naissance de sa fille, héroïne déchue qui projète ses fantasmes. Nina a gardé sa chambre d’enfant, la couleur vive, les peluches entassées et maman l’accompagne au coucher, la borde et laisse à ses côtés une boite à musique qui laisse échapper une berceuse. Aronofsky n’a jamais été le cinéaste de la subtilité, tout est surligné, tout est là, puissance dix. Pas de commentaires sur ses trois premiers navets, mais l’on se souvient que déjà dans The wrestler il abusait de certaines scènes, il montrait, cherchait à choquer, que ce soient les plans d’agrafes lors d’un combat sur le ring ou le plan zoomé du pontage dans le miroir. Mais ça passait, parce qu’on enchaînait très vite sur autre chose, et puis ça entrait dans le schéma du film personnage. C’est la même chose ici. Ça ne me dérange pour ainsi dire jamais. J’ai rapidement de l’empathie pour cette danseuse, non pas que tout lui tombe dessus comme chez Loach ou Vinterberg, mais parce qu’il y a une impossibilité pour elle d’être une autre. Tout vient de cette mère. Son personnage avance, consciente de ses agissements, mais inconséquente. Elle ne s’épargne rien. La réussite comme premier ordre.

Nina est donc une grande danseuse, pourtant elle aimerait être davantage. Obtenir un premier rôle. Croiser son propre visage sur les affiches de ballets dans son quartier. Il y a une quête sacrificielle de la perfection en permanence, comme ce catcheur qui voulait tant retrouver le meilleur niveau et se confrontait en même temps à la douleur de l’âge. Nina a toujours tout bien fait. Elle a toujours cherché à être parfaite, elle le dira au début du film et dans le dernier plan. Quand elle apprend par son chorégraphe que la perfection n’est pas la promesse de la réussite constructive, anticipée, qu’elle englobe aussi le pouvoir qu’à le corps de se laisser aller, transporter, d’abandonner tout contrôle, Nina ne le sait pas mais son esprit déraille déjà. La machine si bien huilée s’apprête à prendre feu. Cette nouvelle quête de la perfection est sans doute trop intense pour ses seules épaules. Black Swan ne parle que d’émancipation et du prix qu’il faut payer pour l’obtenir. C’est l’épreuve que traverse Nina. Elle ne s’en sortira pas. Et ce ne sont pas les évènements qui la conduisent jusqu’à cette représentation du Lac des cygnes comme elle en rêvait ni la méchanceté des personnes qui l’entourent qui participent à l’échec de sa quête, c’est son esprit, son seul esprit, pas prêt à assumer cette transformation, qui va l’emmener aux confins de la folie. J’aime la nuance qu’apporte le cinéaste à la lecture des personnages. Car sans trop y réfléchir, on ne peut y voir que des monstres. Pourtant, ne serait-ce que le chorégraphe est magnifiquement travaillé, même si ce cœur reste dans l’ombre, dans un premier temps cerné comme un mégalo sans âme, avant qu’on le découvre sous un jour plus fragile. Ses yeux ne sont plus dirigés vers le sol, sa voix ne force plus, il regarde un corps qui le transporte et se tait. Il l’appelle sa petite princesse, pas la black Swan qu’il fantasme en elle, justement l’autre, le corps fragile. Quant à cette Lily, elle n’a rien d’une concurrente à abattre, elle admire, félicite, admet sa place de doublure, ce n’est que parce qu’on la voit comme la voit Nina qu’elle nous apparaît black swan. Elle n’a rien d’une black Swan en fin de compte. Peut-être que ses ailes tatouées entre les omoplates sont uniquement le fruit de l’imagination de Nina. Mais c’est aussi peut-être la projection d’un désir homosexuel refoulé, symbolisé par une scène troublante. Nina a toujours tout refoulé ce qui ne concernait pas la danse, porté des oeillères. C’est en allant à l’encontre de ces symboles gros sabots qu’Aronofsky me surprend.

Ce nouvel esprit oublie l’essentiel, qui lui permettrait de vivre pleinement et consciemment ce rêve d’enfant : la quête pure de l’absolu. Rien n’est pur dans son cheminement vers sa perfection tant rêvée. Il y a cette mère qui la couve et la pousse. Il y a ce chorégraphe en pleine crise mégalomane qui souhaite construire un nouveau lac des cygnes sans précédent. Cette star déchue à qui elle voudrait tant ressembler. Cette adversaire si talentueuse, si nonchalante. Une fille qui nous apparaît comme pile son contraire. Le Lac des cygnes a toujours eu sa white swan, Nina est là-dessus imbattable. Mais c’est de la black swan que dépend ce premier rôle qui échouera donc dans les pas de danse d’une fille qui jouera aussi bien le cygne blanc que le noir. Aronofsky réussit quelque chose de génial dans la progression de son récit, jusqu’à sa folie de son personnage. Tout apparaît petit à petit, rien n’est effectué par étapes, ou si c’est le cas je ne l’ai pas ressenti. Tout est imperceptible. Ce qui n’empêche pas que tout soit très vite inquiétant. Cette rougeur sur l’épaule qui prend rapidement la forme d’une griffure, avant que des ailes noires y poussent façon The fly de Cronenberg. De toute façon Black Swan m’a fait penser à Cronenberg, pas seulement à La mouche, mais aussi à Crash, dans une version plus soft, moins mystérieuse. Il y a ici aussi une plongée organique, curiosité de la plaie (Beth à l’hôpital), crainte de la dégénérescence physique mêlée à une sorte d’excitation, puisque c’est lorsque ce corps semble se métamorphoser que Nina se découvre aussi sexuellement. Passé le stade de la simple inquiétude de ces transformations que l’on apparente à un simple stress, Nina commence à voir son double, le croiser dans la rue, le confondre avec Lily sa concurrente, bientôt ce double viendra a bout du miroir, ou alors il sera clairement présent, menaçant ou brièvement entre ses cuisses. La petite fille à sa maman pourrait bien être en train d’acquérir des pouvoirs façon Carrie. Mais finalement tout se passe dans sa tête, c’est la réussite flagrante du film d’avoir opter pour l’idée de suivre quoiqu’il arrive le point de vue de Nina, dont la réalité est de plus en plus obstruée. Un couteau dans la main, du sang sur les doigts. Bientôt cette pièce avec ses photos, des dessins que la mère entasse les uns à côté des autres, prennent soudainement vie, un simple clin d’œil d’une part puis tout une horde de cris, rires insupportables dans un vacarme assourdissant, on croirait retrouver la jeune Catherine Deneuve dans Répulsion de Polanski.

Aronofsky n’y va pas de main morte, une fois encore. Chaque plan est pensé. Chaque plan a sa symbolique. Si le film gagne en épure dans le mélodrame, moins choc qu’un Requiem for a dream, plus émouvant qu’un Pi, peut-être aussi moins personnel qu’un The Fountain, c’est dans ce qu’il tire de la folie qu’il peine à creuser une transcendance, tout est assez creux dans la première partie du film, quoique pas creux, pas vraiment, disons plutôt mécanique. Ce sont les nouveaux aiguillages que prend le film qui deviennent passionnants, se risquant alors à jouer sur tous les niveaux, tous les genres. Film réaliste ou vérité avant tout, empruntant le sillon creusé par The wrestler (Aronofsky cite partout que sa découverte du cinéma des frères Dardenne a changé un truc en lui) le film prend ensuite la route de l’american dream, puis le thriller paranoïaque avant de déboucher dans un climat d’horreur. Finalement, il fonctionne à la manière du film horrifique. Du cinéma de genre. On en prend plein la face durant deux heures, c’est immédiat, c’est éprouvant. Puis Black Swan se délite peu à peu, avec le temps. De cette riche idée d’accompagner le seul point de vue de cette fille dans sa quête de son côté sombre, il ne reste plus grand chose. Le film se vivrait, uniquement. Cinéma de l’instant, cinéma physique. Et bien plus ça va plus je me rends compte que ça me convient amplement.
JanosValuska
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le 10 déc. 2014

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