I REMEMBER



Film revu, hier, après la lecture d’une bonne partie des critiques (pas toutes positives, mais souvent plus que positives) publiées sur SC, suite à la liste proposée par Socrate.


J’avais de Blade Runner un souvenir mitigé. Incertain plutôt, de la beauté et de la lenteur, un décalage par rapport à l’attente, mais pas forcément une déception – tout ce qui devrait inciter à une nouvelle vision.


Il faut revoir Blade Runner – en étant à présent averti. Dès lors la critique la plus récurrente, celle de l’écrin presque vide, de la beauté des décors, des images, de la musique pour porter un message très naïf (certains iront jusqu’à « niais »), cette critique ne tient pas. Blade Runner n’est évidemment pas un film de SF – ou plutôt il est cette étrange rencontre entre la SF (si peu présente en réalité, quelques vaisseaux, des androïdes, mais trop humains) et le film noir, avec cet enquêteur mélancolique, en imperméable et en chapeau, nouveau Philip Marlowe dans son appartement très décrépit. Cette rencontre inédite, a priori impossible, précisément supportée par la beauté des images, des décors, de la musique, dans un monde plus que sombre, entre le gris très délavé porté par la pluie permanente, le bleu sinistre et le noir très épais, cette rencontre insolite, cet univers et ce rythme si lent ne peuvent pas supporter un message vide parce qu’ils sont eux-mêmes, déjà, plus que signifiants.


Alors on ne poussera pas beaucoup plus loin la réflexion sur la créature se rebellant contre son créateur, la révolte des anges déchus, Lucifer et Lilith, Frankenstein ou Spartacus, ou le Christ recrucifié, revenant sur terre, mais pour régler ses comptes avec le créateur.

Il suffit en fait de se laisser porter.



ALL THOSE MOMENTS



On ne s’attardera pas non plus sur des images fugitives, presque subliminales, une licorne, des origamis. Ni sur la question de savoir si Deckard (Harrison Ford) est un réplicant, à peine anecdotique.


Mais les souvenirs restent omniprésents, falsifiés ou authentiques, innés ou importés. Blade Runner est sans doute un film sur l’écoulement du temps, mais moins sur le futur, le besoin d’immortalité que sur le passé qui se manifeste désormais par bribes … des rêves, des fragments d’une vie peut-être empruntée, celle de la nièce du créateur, ou des visions, surréalistes comme les mondes fantastiques évoqués dans les mots ultimes du replicant ultime :



… des vaisseaux en flamme sur le bouclier d’Orion ou des rayons cosmiques scintillant près de la porte de Tannhauser ...



Est-ce qu’on ne pourrait pas, au bout du compte, être aussi le seul maître de ses visions et de leur souvenir ?



LOST IN WONDER



Ce ne sont pas exactement les mots employés par Roy Batty, pas forcément plus pessimistes (puisqu’à ce moment-là, si proche de la fin, son visage s’adoucit et tourne presque au sourire) – qui dit en fait, « lost in time ». Mais j’ai le sentiment que dans son étonnante improvisation (qui donne toute son épaisseur au film), Rutger Hauer se souvenait du chant pour l’Europe, interprété par Bryan Ferry … « all those moments lost in wonder » et achevé sur un saxophone déchirant.


Perdus vraiment ? Blade Runner décline sans interruption cette idée d’un monde perdu. Les réplicants ne sont pas des humains (à moins qu’ils ne le soient trop), mais les humains ne sont-ils pas, tous ( ?), des réplicants, les derniers avatars d'une création en bout de course ? Et les animaux ne sont ils-pas des réplications très semblables d’espèces disparues – et qui ne demeurent plus que sous la forme d’emblèmes : le serpent, la tortue, le raton-laveur, le loup … Et Dieu lui-même ?


Dieu vit dans le plus haut des immeubles, dont il ne sort jamais, à distance du monde d’en bas, pluvieux, sale, en phase de pourriture avancée. Mais Dieu est mort, c'est imminent, tué par sa créature, à la moitié du film – ce qui ne change à vrai dire rien au sort du monde et de ses humains approximatifs.


Et Blade Runner progresse à son étonnant rythme – très lent mais sans temps morts, sur un fil très simple, presque ténu mais où tous les événements font progresser l’intrigue. Un enquêteur, des comparses, un réplicant, deux réplicants, trois réplicants, des affrontements jusqu’à la lutte finale., on est presque dans le schéma le plus basique ("simpliste", pensent encore certains) de l’enquête policière.


Mais tout autant que le rythme, les images, les décors, la musique, c’est l’ultime apparition de Roy Batty / Rutger Hauer, son ultime discours (improvisé, la force de Blade Runner tient aussi du miracle) qui va donner toute son intensité au film.



THAT WE’LL NEVER FIND AGAIN ( ?)



L’androïde plus qu’évolué est (presque) invincible. Et la scène finale pourrait (presque) tourner au grotesque, lorsqu’ivre de rage il se met en slip et pulvérise sur le toit le record du saut en longueur (quelques minutes auparavant sa compagne donnait elle dans la gymnastique au sol et les saltos). Puis le temps s’immobilise.


Il y a d’abord la contre plongée terrifiante sur le visage de Rutger Hauer, en surplomb au dessus d’Harrison Ford accroché à sa gouttière. Puis il y a son étonnant discours, si dense qu’on ne s’aperçoit même pas qu’il est si bref. Puis l’instant où il s’agenouille à côté de celui qui le traque, se place à hauteur d’homme. Et ce n’est sans doute pas un hasard si ces instants suivent la mort de sa compagne. Cet instant où la colombe apparaît dans la main (pas celle qu’il a lui-même transpercée d’un clou), l’instant peut-être où Lucifer redevient le Christ, son double, ou pour être moins mystique l'instant où le réplicant s’ouvre à la bonté. L’instant où la colombe s’envole, s’échappe vers le ciel plombé. Et il ne serait pas étonnant que cette colombe-là pèse dans les 21 grammes …


Il ne reste à l’homme qu’à retenir la leçon – à retrouver sa compagne et à s’ouvrir, avec elle, à nouveau au monde. Et il est heureux à cet instant que Ridley Scott ait renoncé à la fin (effectivement très niaise) initialement programmée d’un départ du couple vers la campagne et sur fond de ciel bleu. Blade Runner reste un drame – mélancolique mais ouvert.


Et il ne reste plus au spectateur, après cette seconde vision, qu’à s’apprêter à revoir Blade Runner pour la troisième fois. Et là, il pensera peut-être au chef d’œuvre.

pphf

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