Projeté à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2010 et couronné du Grand Prix Gerardmer 2011, Blood Island alias Bedevilled, présenté comme un slasher et promu comme un film d’horreur, est en réalité un drame ambigu et sophistiqué. Jang Cheol-So y réunit deux Corée du Sud, l’une moderne et l’autre traditionnelle, pour un conte adulte tout en contrastes.


Une cadre célibataire (travaillant dans la finance) prend congé quelques jours sur Mado, une petite île sur laquelle elle passait ses vacances plus jeune. Elle y retrouve une amie d’enfance opprimée et humiliée quotidiennement par le village. Pressée de l’aider, elle se défile. Au fur et à mesure du métrage, l’héroine de départ devient totalement absente, se tenant à distance des événements pourtant sous ses yeux. Face à ces tyrans réactionnaires, elle est une icône de la modernité aveugle : individualisme et compétition sans se soucier des victimes de l’oppression ni des abus, focalisé sur son propre avancement au point de se détacher du bien commun.


Les idées du film sont fortes, mais somme toute, basiques, avec un fond de démagogie et les cohortes de clichés pour charger les arriérés ruraux. La tyrannie misogyne (plus que patriarcale) y règne, avec la complaisance des vieilles femmes et surtout de la tante de Bok-Nam, bourreau moraliste. Son interprète livre une grande performance, avec ses réparties cinglantes, son activisme monstrueux mais surtout ses valeurs abusives exprimées à toutes les échelles (d’un « une femme n’est heureuse qu’une bite dans la gueule » au passage à tabac collectivisé).


Le regard est neutre a-priori, mais le jugement ou la rationalisation étaient inutile, car tous les éléments du film sont excessifs. La démonstration est globale cependant et Blood Island montre toutes les relations entre ces deux mondes, entre les personnages qu’il caractérise avec soin. Il y a au final une capacité à faire de ces dualismes primaires (autour de la tradition et de la modernité) les balises sur lesquelles se raccrochent des univers et des personnes dont les désirs, les motivations, sont interdépendants ou complémentaires. Seoul dont vient Hae-Won fait rêver son amie et d’autres au village, alors que la citadine est venue ici se ressourcer, se rappeler ses origines et se sentir vivante.


Traditionalisme dégénéré et oppressif ; modernité stérile : en bout de chaîne, en toutes circonstances, des névrosés, voilà le message du film. Nous sommes des pervers plus ou moins bien maquillés, sauf les simples suiveurs. Les deux héroïnes appartiennent à cette catégorie. Modérées et sans troubles importants, elles sont résignées à leur sort et tachent simplement de se tenir droites à la place qui est la leur, la soumise de l’île demeurée dans un passé tribal, comme la femme active et placide réfugiée dans un monde froid et vide.


La dimension bigger-than-life et légèrement putassière de Blood Island est évidente mais elle en fait un film de caractère 'animé', jeune. Le propos social n’en est pas grandi, en revanche Belevilled est fondé culturellement et humainement, se contentant de généraliser en montrant la nature de tous ces impossibles compromis forgeant l’équilibre (l’enracinement et l’évasion, l’orgueil et l’humilité, la jouissance d’être un rouage et celle d’être affranchi, etc). Tous ces écueils, qui sont en même temps des richesses, restent manifestes mais sont insérés à la perfection par la mise en scène de Jang Cheol-So.


Son travail est tel que même dans le cas où il crisperait les spectateurs à cause du point de vue, du mélange des genres ou de l’exagération, il reste toujours la photographie lumineuse et la narration remarquable. Intelligent et ouvertement manipulateur, Blood Island est surtout un grand film formaliste et la puissance de sa virée est plus qu’émotionnelle : elle est viscérale, instinctive. Blood Island fait partie de ces films que notre mental discute et dissèque, mais dont la cohérence esthétique emporte tout.


https://zogarok.wordpress.com/2016/08/17/blood-island/

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le 5 sept. 2016

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