Tout n’est que leurres chez Antonioni : tout au long de sa filmographie, de Désert Rouge à Profession : Reporter, il n’a jamais cessé d’explorer l’ambiguïté des relations intimes et humaines, en sondant la solitude, la frustration, et « l’incommunicabilité » entre les êtres, dans un monde fait d’apparences et d’illusions. Dans Blow-Up, il questionne frontalement notre rapport à l’Image, celui de l’individu face à la réalité, dans un jeu de faux-semblants où l’agrandissement photographique constitue ce leurre ultime de l’analyse artistique. En analysant Blow-Up, on répète cette mécanique de la recherche de sens, de vérité dans les Images. Que veulent-elles nous dire ? L’analyser revient à effectuer ce travail d’enquêteur ; nous sommes ce photographe confronté à des hypothèses, parfois bancales, et à des détails, au sens invisible. En jouant sur les contrastes et les décadrages, dans une optique de destruction de l’image par l’image, Blow-Up se monte en fragments, et s’apparente à une quête de la « désillusion » : comment sortir des apparences quand les images nous y retiennent ?


Blow-Up est un puzzle, composé de fragments et de morceaux à rassembler pour avancer dans la narration. L’agrandissement (le « blow-up ») en est le motif principal : il est cet outil de déconstruction du paysage, un mécanisme du visible, de la révélation, tant il permet d’amplifier les détails, et de « faire sauter » littéralement les évidences, les preuves aux yeux de tous. Antonioni travaille jusqu’à l’épuisement cette obsession du dévoilement, en jouant sur l’abstraction des détails (au caractère évidemment artistique) et les énigmes irrésolues, tout autant que les apparitions et disparitions de figures. Jusqu’à remonter à l’essence même du cinéma, art de l’illusion par excellence, et poser une question a priori simple : comment lire une image ?


Force est de constater que Blow-Up déconstruit la narration ordinaire et logique du polar, de l’enquête policière, tant chaque avancée dans l’intrigue s’apparente à une vision de plus en plus floue et lacunaire du récit lui-même. A l’instar du Grand Sommeil de Howard Hawks, Blow-Up n’a pas l’objectif de conduire à un résultat : il est une enquête non-classée, destinée à montrer que comme dans la vie, tout n’est pas voué à une résolution. Antonioni semble ainsi construire sa narration dans les temps morts de son histoire, de manière à créer une sensation de sur-place, d’enlisement dans la progression et de sens perdu au fur et à mesure que l’enquête démultiplie les hypothèses. Les personnages eux-mêmes sont dans un état d’indétermination tout au long du film. Tout se fige alors, tel un cliché qui ne veut plus rien dire : à force de se concentrer sur des détails, on en perd la vue d’ensemble.


Rien ne sert d’agrandir la photographie car la déconstruction ne mène qu’au non-sens. La réalité est sans cesse remise en question dans Blow-Up : dans son opposition entre prise de vue bi-dimensionnelle et réalité tri-dimensionnelle, Antonioni s’amuse de la profondeur de champ pour rendre cette problématique d’autant plus limpide. Les agrandissements effectués par David Hemmings deviennent ainsi des aplats de réalité, écrasant la perspective du parc au profit de taches, de détails flous, telles des peintures de l'expressionnisme abstrait. Antonioni joue sur les points de vue, et les confronte dans un rapport à la vérité : la réalité dépend de celui qui regarde ; seule la neutralité de l’appareil de prises de vue permet d’approcher un semblant de vérité. Dans Blow-Up, c’est définitivement l’Image qui construit le récit (comme le fera le son dans Blow Out). Les dialogues sont par conséquent réduits à leur plus simple expression.


Toute la séquence du « meurtre » joue sur l’alternance entre regardant/ regardé, et fait du photographe un voyeur se cachant pour saisir l’insaisissable. Toute une séquence construite autour d’un mouvement silencieux, voyeuriste et multiple, creusant la perspective dans des plans « d’observation ». De plongées en contre-plongées, Antonioni crée un basculement, de la peur d’être vu (culpabilité voyeuriste) à la supériorité du photographe sur le photographié (peur du chantage face à ce qui n’aurait pas dû être photographié). Le silence règne, le vide aussi : seul le vent rythme la scène de son inquiétante étrangeté.


Les lieux dans lesquels évoluent David Hemmings paraissent d’ailleurs étrangement vides : dans des successions de plans larges où la profondeur de champ en structure le cadre (des rangées de maisons au court de tennis, jusqu’à cet appartement jouant sur la géométrie et la perspective du vide), Antonioni construit un Londres fait de solitude, de mélancolie, de désorientation et d’angoisse existentielle. Souvent seul dans le cadre, le personnage est ainsi presque voué à disparaître dans le décor. Chez Antonioni, le décor s’apparente davantage à un tableau : il le peint littéralement ; des routes aux voitures, de l’herbe aux murs, des bâtiments aux objets, il joue sur les nuances de tons et compose des paysages racontant aussi bien des histoires qu’une évolution d’ensemble. Tout concoure à figurer l’invisible dans un jeu d’espaces et de variations, où les lignes et couleurs changent en fonction du regard porté sur la ville : comme une rythmique, de l’ambiance grisâtre aux explosions colorées, du rouge au bleu, de la ville à la banlieue. On isole des espaces, des gestes, des corps, des regards, dans un paysage qui semble devenu abstrait, et prêt à éclater.


Dans cet acte « rock » où le guitariste casse son instrument, Antonioni annonce déjà une forme d’éclatement, interrogeant la notion de matérialité, et notre rapport vis-à-vis du concret. Pourquoi Thomas tente-t-il d’en attraper un morceau ? Pourquoi fuir avec ce manche de guitare si ce n’est pour l’abandonner à la sortie du concert ? Les réponses sont aussi incertaines que l’existence humaine. Peut-être questionne-t-il plus amplement la notion d’Art ? Car de l’antique (statuaire et paysages) au renouveau à la Pollock, Antonioni brosse le portrait d’un Art en constante (r)évolution : d’abord basé sur une certaine mimésis, il est dorénavant déconstruction des formes ; que des taches et des blancs, des tableaux où le sens se perd au profit d’une sensation. Art de l’illusion, art de l’imaginaire et des spéculations, une œuvre sur le rejet de l’esthétisme, qui sait ?


Il est alors évident que Blow-Up joue sur le terrain de la confrontation : plus qu’une histoire de faux-semblants, il montre une époque en plein « boom », entre renoncement aux conventions et libérations des mœurs. L’abstraction totale, c’est l’explosion, le renoncement à toute logique, à toute matérialité. Ce n’est que dans Zabriskie Point qu’Antonioni finira par tout « faire sauter », et réaliser ce qu’il avait annoncé dans Blow-Up : la liberté absolue, de détruire tout ce qui nous retient à ce monde, attaquant directement la société de consommation, et l’American Way of Life. Rien n’existe, tout n’est que pure fantaisie. Peut-être est-ce aussi dans Blow-Up que Lynch puisera toute la force de son Mulholland Drive.


Et c’est ainsi qu’Antonioni inventa le tennis sans raquettes ni balles. Peut-être parce que la distraction de ce monde en mouvement avait permis à son personnage de jouer avec ses boules dans quelques playmates, tout en batifolant dans du papier coloré : et il faut dire que dans ce badinage photographique, le montage est rapide, nerveux, comme des mouvements ancrés dans la contre-culture des Swinging sixties. Tirages sur tirages, les photographies s’accumulent, dans un mouvement continu de shootings photos, libérées et sexualisées.


Dans cette démarche où se cherche l’autre côté du miroir, la séquence finale conclut en beauté une œuvre construite sur sa propre illusion. Retourner au parc, c’est faire face à la réalité, ne plus se cacher derrière une photo. Les mimes nous ramènent à cette croyance en l’illusion dans une partie de tennis (in)visible : la caméra se fait immersive, cadrant un trajet supposé de balle, jusqu’à en rendre le son, comme si Thomas avait fait le choix de croire en cette partie. En renvoyant la balle, il accepte de la suivre, de croire en son existence malgré son absence. La mise en scène d’Antonioni, basée sur le suivi de l’invisible, confirme ce triomphe de l’imaginaire, de la fiction et du cinéma sur la réalité.


Les derniers plans viennent agissent alors comme une « révélation » pour le photographe. Définis par leur caractère presque bi-dimensionnel, où les plongées écrasent le personnage contre la verdure de l’herbe, la perspective n’a plus lieu d’être : Thomas n’est plus qu’un personnage que l’on peint sur une toile. Un meurtre, vraiment ? Le regard de David Hemmings, dans un intense gros plan, en dit long sur le résultat de son enquête : songeur, seul, minuscule au milieu du paysage qu’il cherchait tant, il regarde mais ne trouve que du vide. A-t-il réellement existé ? Qu’est ce qui le rend si réel au fond ? Rien, il est à l’image de cette balle de tennis sans matière, il est un « Mr. Nobody », un personnage créé par un auteur, qui disparaît une fois le mot FIN arrivé ; un personnage devenu étranger à la réalité.


Blow-Up n’est rien d’autre qu’une œuvre sur l’impuissance. Son personnage cherche inlassablement un sens, quelque part, dans une photographie, des antiquités ou dans la matérialité d’une hélice, comme pour justifier son propre sens d’exister en s’accaparant le vécu des objets. D’autant plus lorsque tout objet se doit d’avoir une utilité dans ce monde où règne pourtant l’artificialité. Cette quête de « justification » est ainsi elle-même vouée à l’explosion : ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’Antonioni insère la figure de l’explosion atomique (et d’une manifestation pacifiste) dans son œuvre. Ne dit-on pas que le diable se cache dans les détails. Le meurtrier aussi. Quelle leçon en tirer ? Peut-être apprendre qu’il ne faut pas jouer avec le réel. Car il mène forcément à une impasse. Antonioni avait vu clair : l’œuvre qu’est Blow-Up est l’agrandissement, pas l’original.


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le 18 févr. 2019

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