Comme les bleus qui s'étalent sur le corps, après les coups

Dans un premier temps, Blue Ruin peut sembler très irritant.

Un récit inconsistant – une vengeance, appelant une vengeance réciproque, et rien de plus. Une fin programmée, écrite, dès les premières minutes du film.

Pire – un personnage filmé à l’os, aucune trace de graisse : on ne saura rien de plus, aucun élément psychologique, aucune justification, un personnage mutique, aucune empathie possible. On ne saura pratiquement rien sur l’origine de la vendetta, ses causes premières, pas davantage sur l’histoire, sur le passé des personnages. Et les seuls éléments « fiables », auxquels on pourrait tenter de s’accrocher, la famille, les amis (disons un ami), sont noyés le plus souvent dans le silence ou se limitent à des privates jokes dont le spectateur est exclu.

Des silences et de la violence.

Mais Blue Ruin, avec un peu de recul, ne cesse pas de surprendre.

Car il y a des contradictions insolites et irréversibles dans le mouvement qui conduit le film : d’une part l’obsession dans la volonté de vengeance, d’autre part l’incapacité psychologique (le personnage est faible), physique (le personnage est faible, bis) et technique à conduire celle-ci – d’où une succession de catastrophes,

Car il y a des décalages permanents, souvent drôles, entre l’action centrale et les réactions du héros, ses essais d’adaptation : il se lave et se change, souvent ; il revient, après sa fuite éperdue, pour refermer le robinet d’eau qu’il avait laissé ouvert, il apprend à tirer (très mal), il passe volontairement par la case hôpital et en sort en pyjama sans qu'on le remarque, il salue le prisonnier enfermé dans le coffre de sa voiture par un « toc, toc, il y a quelqu’un … ? » Et cela entraîne aussi nombre de faux départs, ou temps d’attente finalement bien plus importants que les temps d’explosion.

Il y a aussi une image (le mot « portrait » serait excessif) de l’Amérique – assez laide, sale, pusillanime, sous le signe de la communication impossible, entre silence et cri, de la solitude absolue, où tout se règle finalement par les armes,

Il y a enfin une patte, une touche, évidente dans le choix des cadrages, décalés comme tout le film, avec des premiers plans souvent flous, très rarement centrés sur le personnage principal ; avec une BO minimaliste et efficace, bruits étouffés, musique réduite à quelques notes. Quelques stridences dans le silence.

Il y a surtout une ambiance, un ton, une couleur – le bleu du titre, dans un décor ruiné ; un bleu sale, poisseux, qui se pose souvent par des taches saillantes, dans un univers d’ailleurs peu coloré ; mais qui le plus souvent imprègne le décor, le nimbe, le couvre par fragments, peu à peu, jusqu’à l’envahir ; pas un bleu lumineux, non, très sombre – comme un méchant coup de blues. Ou comme les bleus qui s’étalent sur le corps après les coups.

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le 6 août 2014

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pphf

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