Pourquoi ce film est-il si important dans l'histoire du cinéma moderne ? Voici une question qui mérite d'être analysée, comme il convient aussi de s'arrêter quelque peu sur le cas Brian de Palma, le cinéaste américain actuel le plus novateur et ambitieux aux côtés de Gus Van Sant, car tous deux tentent de proposer une issue au maniérisme qui soit autre que le néo-classicisme (que fait à merveille Clint Eastwood par exemple). « Body Double » est un film charnière dans la carrière de Brian de Palma, lui aussi charnière dans l'histoire du cinéma car il est celui qui a poussé le plus loin la question de l'hypertextualité, de la citation d'un corpus précédent dans le but de générer une création nouvelle, tel qu'a pu le théoriser Gérard Genette, en travaillant sur le matériau brut qu'est le corpus filmique d'Alfred Hitchcock, et plus précisément les films « Psycho », « Vertigo », « Fenêtre sur cour », « La Mort aux trousses », ainsi que d'autres mais qui ne reviennent pas de manière systématique.
Et « Body Double » est justement le film emblématique de la notion d'hypertexte, peut-être ex aequo avec « Obsession » qui est une variation parfaite autour de « Vertigo », car la référence est omniprésente mais elle est surtout multiple. De Palma s'amuse à mêler à doses égales trois sources originelles : « Psycho », « Vertigo » et « Fenêtre sur cour », alors qu'habituellement De Palma retravaille au sein d'une même œuvre, un voire deux films au maximum.
En résumé succin, l'histoire de « Body Double » est celle de Jake Skully, acteur de série Z qui souffre de claustrophobie. Viré de chez lui par sa copine infidèle, il se fait prêter un magnifique appartement sur les hauteurs d'Hollywood, par un tout nouvel ami qui lui indique que la voisine d'en face fait un strip-tease devant sa fenêtre tous les soirs à six heures. Bien évidemment, Jake ne rate pas un épisode et tombe fou amoureux de cette femme magnifique, qu'il a à peine le temps d'aborder dans la vraie vie, c'est à dire en dehors de son voyeurisme, avant qu'elle ne se fasse trucider sous ses yeux par un étrange indien. Il est le témoin idéal, et sera même considéré comme suspect par la police. En réalité sous le masque de l'indien se dissimule le mari qui n'est autre que le nouvel ami ayant prêté l'appartement à Jake. Mais le plus troublant est que les strip-teases étaient effectués par une professionnelle dont Jake reconnaîtra le déhanchement dans un film pornographique. Il en tombera amoureux, en bon nécrophile. Comme le Scottie de « Vertigo », il tombe amoureux de l'image d'une morte et est manipulé de bout en bout par celui qu'il pensait être son ami. Comme le photographe handicapé de « Fenêtre sur Cour », Jake observe ses voisins d'en face à la longue vue, jusqu'au drame, qu'il ne pourra pas éviter car il est, à l'instar du spectateur, condamné à une position d'impuissance. Comme dans « Psycho », l'héroïne du film est assassinée au départ et l'assassin se dissimule sous un masque. Et comme dans « Vertigo » encore une fois, cette héroïne réapparaît, et ce n'est plus la même tout en en possédant pourtant l'image exacte... Nous pourrions continuer longtemps ce petit jeu fort plaisant d'analogies. Ce qui importe surtout est de constater comment De Palma utilise les films d'Hitchcock comme un terreau, comme une matière première qu'il malaxe inlassablement jusqu'à créer une forme nouvelle.
Et, indépendamment du contexte hypertextuel, il y a tout le décorum, toute la stigmatisation du kitsch, du toc des années 80 et du cinéma hollywoodien de l'époque, dont De Palma ne se moque pas vraiment puisqu'il en est l'un des participants mais dont il s'amuse à montrer les carences esthétiques. Et comme tout est faux, ses personnages, leurs desseins, son histoire, son décor (on voit à plusieurs reprises l'équipe de tournage dans un reflet de miroir par exemple), De Palma, en guise de pied de nez final, sabote complètement son film par le biais d'une malicieuse mise en abîme. Nous sommes face à un film en train d'être tourné, et les personnages envers lesquels nous tâchions de nous identifier, ne sont que des acteurs. Généralement, c'est ce que l'on essaie de nous faire oublier, afin d'adhérer à un film, De Palma, au contraire, nous le balance en pleine face. Et, post-modernisme final, le générique de fin, montre l'acteur Jake Scully, dans un film de vampires, s'apprêtant à sucer le sang d'une jouvencelle sous la douche (une douche, comme dans « Psycho » d'ailleurs). Mais celle-ci à une petite poitrine. Et pour le plan de coupe sur les seins, avec le sang qui coule, on fait intervenir une jeune femme à la poitrine généreuse. Dans le film qui se tourne, on ne verra d'elle que les seins, et on pensera qu'il s'agit de ceux de l'actrice. Dans le jargon cinématographique, cette profession à un nom, on appelle ça un « Body Double ».
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le 23 avr. 2012

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