Grand délire en peu en marge de l'oeuvre de Tarantino à proprement parler, Boulevard de la Mort est un des points d'orgues de la féminisation de son cinéma, un des tournants de sa carrière. Hommage au film de série B, le film est volontairement peuplé de références populaires et d'autocitation (on retrouve le shérif de Kill Bill). Mais il offre au public l'opportunité de s'immerger dans le cinéma d'exploitation un peu crasseux, avec pellicule volontairement parasitée et coupages délibérément approximatifs (si bien qu'ils témoignent au fond du grand génie de Tarantino). Bien entendu, ce charmant slasher (film dans lequel un psychopathe tue méthodiquement des groupes de jeunes) est agrémenté d'une superbe B.O, où Morriconne et Gainsbarre trouvent une place plus que justifiée.


Au-delà de la vision parodique de Tarantino qui plane au-dessus de cet ambitieux projet, on remarquera qu'il constitue un des plus beaux hommages à la gent féminine. Non seulement parce que celle-ci est omniprésente du début à la fin, mais parce que leur représentation est un formidable pied de nez à l'extrême infantilisation à laquelle elles ont, de tout temps, été réduites (et je ne parle même pas des films d'action). Se jouant des codes, les subvertissant, Tarantino les retourne contre ceux qui les avaient inventés, en offrant aux femmes le statut d'héroïnes. Elles sont d'abord héroïnes de la diégèse: elles accaparent la quasi-totalité des dialogues, menant le spectateur dans de nombreuses impasses, chatouillant son impatience, et celle du tueur, bien entendu. Héroïnes de leur destin, car leurs discussions, souvent futiles, parfois agaçantes, ne sont ni plus ni moins des discussions banales, de la vie quotidienne, comme affranchis des nécessités scénaristiques, à tel point que la caméra elle-même virevolte autour des tables à la recherche d'attention. En vain. Car héroïnes, elles le sont d'abord de leur vie. D'ailleurs, l'histoire se passe hors du temps, dans ce temps où le Noir et blanc peut passer en couleur en plein film, ce temps où le téléphone portable peut exister en dépit des apparences (les apparences sont souvent trompeuses avec QT). D'ailleurs, leur physique pulpeux, scruté de pied en cap (surtout de pied) par la caméra gourmande de Tarantino, livre au spectateur cette dose de frustration, qui fait du désir un objet inaccessible. Y compris pour le tueur, contraint de regarder, sans pouvoir prendre possession des corps de ses potentielles victimes.


Mais elles sont aussi héroïnes de l'histoire, au sens où on l'entend traditionnellement: d'abord dans une posture de fuite, la course-poursuite échange rapidement les rôles, où le poursuivant devient poursuivi, où la femme persécutée reprend le dessus sur l'homme frustré et recroquevillé derrière ce symbole factice de virilité, la voiture. Car si ce film est féministe, c'est avant tout dans ce renversement des rapports de force, dans cette transgression des dialogues "sexués", où la femme est aussi vulgaire que l'homme, où la femme peut tuer un homme, et peut conduire aussi bien voire (en l'occurrence) mieux que lui.


Dans sa vertigineuse mise en scène, Tarantino sert cette cause avec beaucoup d'efficacité, mêlant le spectaculaire à la recherche esthétique, qu'il prendra soin d'honorer avec le fétichisme qu'on lui connaît. Et parce que Tarantino ne voulait guère laisser aux femmes le simple hommage narratif, il accorde à une de ses actrices l'immense honneur de réaliser elle-même (avec un réel talent) ses propres cascades, dans les dernières séquences pleines de frénésie. Aussi curieusement long qu'intrépide, Boulevard de la Mort est un vibrant hommage à la femme et au cinéma, les deux raisons d'être de Tarantino.

Johan_Danielis
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le 20 janv. 2016

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