On va faire simple : Bound est le meilleur film des frères Wachowski – oui, parce que désolé, écrire « des sœurs Wachowski » manquerait un peu de sérieux, si aberrante soit notre époque. D'aucun répondront que ça ne veut pas dire grand chose, étant donné à quel point leur filmographie est partie en chupa-chups après l'incontournable Matrix (la déconfiture Matrix Reloaded, le cruellement insuffisant Matrix Revolutions, le cauchemar polychrome Speedracer, le joli pudding Cloud Atlas, le mongoloïde Jupiter Ascending, la propagande LGBT Sense8). À cela, nous répondrons qu'en effet, un bon film ne nécessite pas de comparaison. Ça tombe bien : Bound, au fond, n'en nécessite aucune, tant il est une oeuvre des plus uniques.


En se triturant excessivement les méninges, on pourrait peut-être présenter le film comme la jonction sexy et quasi-fantasmatique d'un film des frères Coen du type Blood Simple pour l'humour noir et les figures de gangsters décalées, d'une simple série b pour la stricte appartenance à un genre et le budget dérisoire (4 millions de dollars !), et du Sin City de Robert Rodriguez pour son esthétique extrêmement maniérée (mais très vaguement, hein). Mais ça ne suffirait pas à poser le doigt sur ce qu'il est, même de très loin. Il est juste unique. Cette ambivalence en fait un objet appréciable par une grande variété de spectateurs, amateurs d'objets racés, fans de bains de sang sardoniques (les dialogues sont assez géniaux et parfois hilarants, cf. la scène du massacre dans le living room qui finit par « tire plus ! ») ou encore pervers pépères venus ici pour se rincer l'oeil comme devant un téléfilm du samedi soir (pour la partie lesbienne, fort bien exploitée par des cinéastes et des actrices n'ayant pas froid aux yeux).


Puisqu'on en parle : Bound est surtout un régal pour les yeux, objet d'un soin esthétique assez extraordinaire de minutie, des cadrages chiadés au millimètre à la photographie de Bill Pope, faits de forts contrastes et de clair obscur, en passant par la direction artistique créant un oasis de raffinement immobilier au coeur d'un vieil immeuble baroque, les choix de costumes représentant parfaitement le caractère de chaque personnage, les cuivres intimidants de Don Davis qui donnent parfois au film des airs opératiques, et, bien sûr, le filmage amoureux des deux héroïnes, figures érotiques parfaitement complémentaires (préférer Violet ou Corky - super nom - peut en dire long sur ses préférences sexuelles). Ce formidable écrin exacerbe la sensualité du film : la scène de cul entre les deux filles, qui consiste en un seul plan (mais quel plan !) à la fois puissamment érotique et somme toute assez pudique, en est une parfaite illustration. Oui, nous étions en plein dans le cinéma US post-Basic Instinct, en plein dans la décennie de la scène de cul gratuite (pas vrai, Highlander III ?), mais rien de tout cela, ici.


Sous le charme du spectacle, les sens aux aguets, le pop-corneur amateur de thrillers singuliers pourra apprécier la mécanique narrative et les ficelles archi-maîtrisées d'une histoire dénuée de temps mort et jouant malinement avec les clichés du genre, ainsi que la performance du trio de tête, Jennifer Tilly (faite pour ce rôle... et pas grand-chose d'autre), la canonissime Gina Gershon, et l'halluciné Joe Pantoliano, qui ne sera jamais aussi bon.


Note à l'adresse des spectateurs réacs aisément saoulés : il est fortement conseillé de glisser sur l'entreprise de destruction du mâle alpha à laquelle se livre plus ou moins consciemment le film, forcément liée aux aspirations sexuelles légèrement tourmentées des Wachowski, et d'apprécier la vue... « pour le plaisir », comme dit l’affiche française.

ScaarAlexander
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le 6 mai 2016

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Scaar_Alexander

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