Dans la république des Tuyaux, le bureaucrate est roi

De nombreuses critiques ont déjà été rédigées sur Brazil et je ne prétends pas apporter une nouvelle pierre à l'édifice, une vision inédite ou un éclairage singulier sur l’œuvre. Je tiens juste à exprimer ce que le film provoque en moi et la fascination qu'il a occasionnée.
Ce texte est donc plus à considérer comme un billet d'humeur sur une curiosité cinématographique qu'une critique à proprement parler.


Trotski affirmait que la bureaucratie était la gangrène de la société et de toute évidence, ce n'est pas Terry Gilliam qui affirmera le contraire.


Dans son « Brazil », par le biais d'une satire fantasmagorique, le farfelu Gilliam, dépeint une société dystopique (ou « cacotopique » pour ne pas frustrer le vieux Burgess) minée par une administration nébuleuse.
Ici, l'angle d'approche du film paraît singulier. Alors que de nombreuses sociétés futuristes tyranniques sont souvent analysées au travers du prisme des médias (Truman Show, Videodrome), de la science (Le Meilleur des mondes, Total Recall), de la relation homme-machine et de la singularité (lorsque la machine dépasse l'humain : Blade Runner, Robocop), de l'altérité, du consumérisme ; Brazil donne à voir un cauchemar urbain, via une administration labyrinthique, inefficace et absurde, une idéologie sévère et méthodique menée par le ministère de l'Information.
A l'instar de nombreuses œuvres (de Metropolis à Gattaca), la société y est compartimentée et le mépris de classe omniprésent. En outre, la société procède à une désindividualisation systématique, créant des figures interchangeables et désincarnées pour lesquelles le matricule importe plus que tout et où, finalement, mannequins et personnes tendent à se confondre. Leur logique de consommation finit par être tout aussi insensée que leur destin.


Dans cette ville disproportionnée, le prétexte précède la vérité et le réel s'appréhende à travers une sorte de rétroviseur high-tech. La réflexion y est plus une affaire de miroirs que de sollicitation de neurones. Bien sûr dans un tel système, il est plus aisé de dissimuler des problèmes que de les régler.


L'irrationnel, cher à Gilliam, s'incarne ici partout : les bocaux à poisson sont tamponnés du sceau du ministère de l'information, le charabia est devenu langue officielle, « Verts-Pâtures » est le nom d'une autoroute et la « réalité » n'est qu'un graffiti sur un mur décrépi. Même le nom de la tragique victime du système est un calembour vaseux (Buttle = butthole). Il existe en permanence ce décalage savoureux entre le sérieux morbide du ministère et l'incongruité des situations.


Loin de la société bien huilée d'Orwell ou de Huxley, personne ne se retrouve dans la ville de Brazil, personne n'est capable de réfléchir en dehors de son moule de technicien formaté et tous semblent considérer les émotions comme de fâcheux contretemps.


Brazil brosse un milieu hors du temps et de l'espace, sans jour ni nuit, où la magie de Noël est réduite à de la paperasse blanche tombant d'un tuyau, où l'on porte plus d'importance à la bonne nuance de gris du costume qu'à la compétence de celui qui le revêt, où le blanc n'existe que dans les rêves et où même Helpmann n'est pas foutu d'aider notre homme. La déconnexion est telle que les voitures finissent par se poursuivre dans des couloirs de parquet, dans une farce infantile.
Le tout est préservé au travers de codes architecturaux oscillant entre l'esthétique industrielle et stalinienne, le décorum vertical et avant-gardiste de Metropolis, et les éléments Art déco.


Le film narre en réalité l'enchaînement fatal d'événements qui mène à la chute d'un homme encore bercé d'illusions au sein d'une société brute, sans compassion.
Car Sam Lowry n'est pas exécuté au motif qu'il est sachant, théoricien anarchiste ou terroriste, il est châtié pour être allé à l'encontre de la bureaucratie omnipotente, voire même, de façon plus métaphorique, pour avoir eu l'outrecuidance de ressentir plutôt que d'exécuter.


A vrai dire, bien que Brazil puisse faire rire à l'aide de cet humour pincé si cher à Gilliam, c'est probablement un des films les plus noirs et désespérés qu'il m'ait été donné de voir. Seul Brazil peut conférer à une blague potache à base d'excréments une charge subversive et nécessaire, un caractère politique et revendicateur.

Raton
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le 20 juin 2017

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