Je suis un dangereux névrosé perturbé par la marche du monde et j'ai besoin d'un ami. Mais j'ai besoin de l'ami parfait, riche, compréhensif, qui m'apporterait sans cesse, des approbations discrètes, la volonté de partager, silencieusement, notre regard sur le monde.
Pendant longtemps, cet ami a été Brazil.

Le paragraphe précédent n'est pas forcément avantageux pour mon profil psychologique, mais qu'importe, c'est tout à fait ce que je ressens maintenant. Brazil pour moi c'est un être vivant, ce n'est pas un bout de pellicule, gravé sur DVD, qui attend de tourner et tourner et tourner dans son lecteur. Brazil, c'est une masse difforme, remuante, qui reste dans la tête, se ballade dans le cerveau, nous triture l'esprit, pose des questions sur notre existence... C'est un putain de monstre, bordel. Plus qu'un film, un monstre, je vous dis.

Ok, stop.
Je viens de passer de l'ami au monstre, sans lien logique.
Qu'est-ce qui ne va pas avec moi?
Peut-être que j'ai trop vu Brazil pour en parler raisonnablement, comme on parle d'un film qu'on a vu une ou deux fois et qu'on a analysé sobrement, sans lien émotionnel. Non, j'ai vu Brazil, et des dizaines de fois. Et des visionnages qui ont marqué ma vie. Comme la fois où j'étais seul, dans ma petite chambre exigue comme le bureau de Sam, lors de la soirée du nouvel an, que mes parents faisaient la fête tout autour de ma chambre avec des faux-amis pas très intéressants... je me suis retiré et j'ai regardé Brazil. Ou bien cette fois où je l'ai regardé avec un ami, qui ne comprenait rien, strictement rien à ce qui se passait sur l'écran (il dégageait de lui un effroyable silence radio, égal à celui que j'ai manifesté à son égard par la suite, dans ma grande mansuétude)... De grands moments de solitudes qui m'ont rapproché délicatement de Brazil, comme on se rapproche, dans ses rêves, d'un fantasme aux cheveux longs et au regard muet qu'on espère rencontrer dans la vraie vie.
C'est clair?

Manifestement, non.
OK, sincèrement, que m'a apporté ce foutu film?
La preuve par l'image que le monde est une sombre merde, que l'on patauge sans cesse dans la boue au milieu d'abrutis. Sam Lowry n'a pas d'ambition. Il est d'une lucidité... effroyable. Et cette lucidité apparaît dans toute sa grandeur au moment où il trouve enfin un point d'accroche à sa vie : cette femme rêvée qui se manifeste, peut-être, dans la réalité... Est-ce vrai? Sam veut y croire, il y croira jusqu'au bout du film, alors que tout le reste lui dit non. La réalité est une grande salope, et à la fin on meurt.
Gilliam réussit ce qui est pour moi, une prouesse : il envoie au spectateur autant d'énergie positive que d'énergie négative, dans un mélange subtilement dosé.
Energie positive : il faut croire en ses rêves, il faut s'accrocher et survivre malgré la merde ambiante. We've got to fight the power that be.
Energie négative : la terrible réalité nous court après, sans cesse, tout le temps, partout.

En substance, les mots de Terry Gilliam dans le making-off : "de l'impossibilité de fuir la réalité."

Voilà, c'est un bon départ d'analyse non influencée par l'émotionnel.
Je continue?
Je tente.

Brazil est un film sur de 1984 sur la crise de 2008.

Le cheval noir du capitalisme est lancé depuis si longtemps que le retour en arrière et impossible, à tous les points de vue. Il ne reste plus qu'au plombier indépendant de se battre contre un système omniprésent, dans un état de folie mi-joyeuse mi-meurtrière. La folie du système (les mots invisibles de la presse, la multitude du monde, le trop de tout (je parle bien sûr de sa mort dans les journaux, suivez, un peu)) auront raison de sa vie passée dans le combat.
Le monde est gouverné par un ivrogne, un clochard qui s'est retrouvé là par l'incompétence de ses semblables. Ou par hasard : le hasard est le déclencheur de toute l'intrigue du film. Le hasard n'est pas maîtrisé, ni maîtrisable; tout échappe à l'homme de brazil. Et le pire, c'est qu'il se sent bien là où il est. Il croit comprendre. Il croit être à sa place dans cette société absurde. Quasiment tous les protagonistes jouent le jeu de la vie, d'une vie qu'ils croient avoir choisis, et qu'ils pensent être la meilleure. Fermeture de l'esprit, verrouillage de la pensée par un état totalitaire stupide. Et l'on sait très bien que l'Etat lui-même ne se rend pas compte de sa capacité d'action, puisque ce sont les gens eux-mêmes qui ont choisis de vivre ainsi, en acceptant la bêtise plutôt que la reflexion.

Excusez-moi, je m'enerve, et je redeviens illogique.
Mais bon, quitte à continuer ainsi...

Cinématographiquement, Brazil est parfait.
Il a tout, à un moment ou à un autre.
Et dans tout, j'inclus tout ce qui fait le charme d'un détail, la beauté d'une idée ou la force d'un personnage. Tout est là, dans l'ordre et le désordre, magnifiquement bien, ou mal assemblé, afin que jamais l'on ne s'ennuie. Parfois l'on se perd, aux dépens du film, ou non, peut-être pas, mais peu importe, car c'est l'effet voulu. Quel effet voulu? Celui de se CONTRE-FOUTRE de ce que peut ou doit comprendre le spectateur. Suivrons ceux qui voudront, Brazil n'a pas de concessions à faire, il n'a pas de temps à perdre pour expliquer ce qui se passe en lui-même. Brazil est un être-monde, et il ne peut pas se réduire à la fenêtre d'un écran. Soit l'on s'y plonge corps et âme, soit l'on reste derrière l'écran, dans sa propre réalité.

Et pour un film qui a tant à offrir, ça serait vraiment dommage. Il faut le regarder plusieurs fois, en tout cas.

Que dire d'autre?
Tout, car rien n'a été dit.
Peut-être qu'un jour, j'écrirais un livre sur Brazil, je ferais un film sur Brazil, je peindrais une façade qui traçerait la courbe de tous les sentiments que j'ai eus à chaque visionnage, et chaque seconde qui passe serait comme un défi vers l'avenir, eh oui, puisqu'il faudrait trouver de nouvelles couleurs pour tenter de dépeindre ce qu'il se passera après, et peut-être qu'un jour, je pourrais regarder Brazil dans ma tête, sans avoir besoin de lancer le DVD, peut-être qu'un jour nous vivrons tous dans Brazil, peut-être est-ce déjà le cas...
Peut-être est-ce déjà le caaaaaas.......
.... AAAAAAAAAAAAARRRRRRGGGGHHHHHHHHHH !!!!!!!!!!


Non, franchement, c'est impossible de parler de son film préféré calmement.
Il faudrait peut-être inventer une langue, une langue plus riche et plus complexe que tout ce qui a été créé jusqu'à présent pour pouvoir enfin parler de l'indicible, l'indicible qui se manifeste dans notre esprit quand on pense aux oeuvres qui marquent une vie.
Garfounkill
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le 2 juin 2011

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