On ne saura jamais comment l’étincelle s’est produite. Ni pourquoi elle a provoqué une telle déflagration dans le cœur de Bess. Elle aime Jan à la folie et elle va l’épouser. Point. L’amour fou, il faut le prendre pour ce qu’il est, prévient d’emblée Lars von Trier : une aberration prodigieuse. Dangereuse, aussi. Mortelle, même, si le destin s’en mêle. Plus le bonheur est fort, plus rude sera la violence des heures noires. Car si les jeunes mariés s’envoient d’abord joyeusement en l’air, comme pour défier l’austérité et la bigoterie ambiantes, Jan doit bientôt repartir sur la plate-forme pétrolière, ancrée au large de la côte de la mer du Nord, où il travaille comme ouvrier. La pieuse Bess, qui ne supporte pas son rôle impromptu de veuve par intérim, supplie Dieu de hâter le retour de son homme. Et le Tout-Puissant, en sa méchante miséricorde, accomplit sa prière en le ramenant d'un terrible coup de tuyau de plomb dans la nuque. Voilà le solide gaillard, bâti comme un Viking, devenu impotent, réduit à l'état de légume hémiplégique. Entre deux interventions chirurgicales au cerveau, déboussolé, il réclame de Bess, d’abord rétive puis consentante, qu'elle couche avec les premiers venus et vienne lui raconter son plaisir. Ce contrat scelle à nouveau leur union, cette fois sous le signe de la perversité sadienne. Lui se rétablit d'autant mieux que, rongée de culpabilité, elle décline dans la fange, la prostitution, la dépravation. Mais tout au long de son chemin pavé de vicissitudes, de souffrance et de dévotion, elle fera preuve d’une force insoupçonnable. Entre le cinéaste et son héroïne, le lien est fusionnel dès le premier instant, d’une proximité qui exclut la moindre velléité critique. À aucun moment la volonté du personnage ne sera mise en question ou en perspective, ni l’autorité naïve de la vision qui en est donnée traversée du doute conduisant les réalisateurs les plus sensés à chercher la fameuse bonne distance avec ce et ceux qu’ils filment. Mentalement fragile, menacée d’internement, la jeune femme existe une fois pour toutes dans le dépouillement du regard le plus direct qui soit. Trier affronte les sceptiques (qui ne voudront pas le suivre dans cette logique arbitraire) comme Bess, trop pure, trop candide, trop innocente, affronte les incrédules : embarqué à ses côtés dans son parcours, il n’a d’autre choix que d’aller jusqu’au bout, sans retour possible.


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Breaking the Waves est un geste artistique dont la fulgurance laisse sonné, stupéfait, sans voix. Il faut envisager ses cent soixante minutes chahutées à la manière d'une gigantesque crise, d'une ciné-convulsion tordant les motifs du récit classique. Pour la première fois, l’auteur ne développe pas une intrigue ésotérique qui se donne à déchiffrer et renonce à l'énigme pour mieux privilégier la révélation. Si Element of Crime et Europa étaient influencés par Le Troisième Homme de Carol Reed, ce film-ci est tout entier traversé par Ordet, au point d'en reprendre la problématique et de l’adapter à une petite paroisse puritaine de l'archipel des Hébrides, au nord-ouest de l’Écosse. Carl Dreyer établissait une différence entre un christianisme sombre, sévère, fanatique, intolérant, et une autre clair, joyeux, illuminé, soit les deux formes de religion qui, au Danemark, se sont toujours historiquement opposées. Trier prône quant à lui un évangile de délivrance aux consonances catholiques mais où la sensualité égale la spiritualité, où la faute, le châtiment et la grâce sont unis dans une conjuration d’amour presque rituelle. Les vagues à briser — à l’encontre desquelles il invente une plastique, élabore une structure, une fiction dans laquelle on rentre tout de go — sont celles conjuguées de la fatalité, du déterminisme, d’une humanité sclérosée qui fait foi dans les corps collectifs constitués par le clergé, la famille et la médecine. La croyance rigoriste en sa corporation prive l’homme de son propre corps, le conduisent à une méfiance redoutable vis-à-vis de l’étranger. Dans cette société fermée, isolée, étouffante, corsetée par les interdits, tout le monde se connaît, aucun secret ne peut être gardé. L’intraitable règle presbytérienne (que prescrivent les sinistres offices du conseil des Anciens, vieux burgraves barbus et calvinistes sortis d’un tableau de Frans Hals) et la nature immense (qui a horreur du vide) satellisent les membres de la communauté villageoise. Ils se considèrent comme les élus de Dieu et les gardiens de leur propre morale mais aussi et surtout de celle du voisin. Seul un miracle pourrait abattre les murs dogmatiques érigés par des siècles de lois, de préceptes et de traditions, selon lesquels tout désordre est péché.


Ce miracle, il revient au cinéaste de le faire advenir. La manière dont il donne l’héroïne comme celle par qui tout peut arriver (Tout ce que le ciel permet) fait du spectateur un être de plus à l’intérieur de Bess qui, souffrant d’une forme assez courante de schizophrénie, communique avec le Seigneur en formulant à la fois les questions et les réponses. L’étranglement, l’asphyxie, les larmes concourent à la dimension éminemment physique de l’expérience. Et le faux naturalisme du film est en quelque sorte le meilleur symptôme de son esprit iconoclaste. La vigueur manuelle de la prise de vue, la lumière spectrale et la pellicule granuleuse de Robby Müller, qui rend l’image incroyablement organique, participent d’une véritable insurrection contre tous les écueils de l’académisme. Trier brosse l'espace à la paille de fer, tronçonne les plans et bouscule le regard à coups d'angles impossibles. Ici la mer et la terre se confondent, là les personnages paraissent épinglés à même le ciel : effets d’un monde en fusion qui ressemble à des toiles de Turner enluminées de filtres argentés, qui parasite les rigoureuses rives luthériennes par le surgissement de chromos aux couleurs vives, de cartes postales irradiantes sur fond de pop des années 70 (Deep Purple, T-Rex ou Bowie). Portée à l’épaule, la caméra se coltine la vie avec une saisissante mobilité, suit l’action à l’instinct, dans l’instant et dans le mouvement. Ce style brise les limites du champ, du hors-champ et même du contre-champ tant il semble que l’objectif peut virevolter sans aucune gêne ou panoramiquer en cercle complet. Le même flux épidermique s’écoule partout : Breaking the Waves est une œuvre qui capte l’intimité en Cinémascope, le fruit d'un travail quasiment pictural d'abstraction, d’une palpitation atmosphérique habitée par l’ombre mouvante des nuages, la turbulence de la tempête ou l’effet rasant des rayons de soleil. Comme sous l’emprise d'une ardoise magique, les gros plans alternent avec de chatoyants paysages papistes, des géographies vierges et exotiques d’une sauvage beauté (vastes landes pittoresques, formations rocheuses escarpées) où se réalise tout ce qui rôde, inquiète et désire. C'est ainsi que, de paisibles éclaircies en avis d’orages, battu par des vents contraires, le visage de Bess devient le bulletin météo du long-métrage : blanc de félicité, rouge d'appétit, noir de tristesse.


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Dire qu’Emily Watson se met ici en donation est une approximation qui frise l’offense. Son rayonnement, ses transfigurations, ses évanouissements, ses regards jetés par en dessous, ses fous rires intérieurs, son abandon dans l’extase ou le désespoir, sa douleur de tragédienne quand même l'océan se démonte en furie contre elle, propagent à tous les horizons le feu follet de sa passion martyre. Le film est comparable à un conte fantastique en sept chapitres, comme les sept cercles de l’enfer. Si, à force de rigueur narrative et de liberté dans l’expression du sentiment, Trier a réalisé un chef-d’œuvre romantique au service du bien, il n’a pas pour autant abjuré le mal avec les apparitions elliptiques et effrayantes d’Udo Kier, le diable probablement. Certes on peut trouver très chrétiens le calvaire et la contrition que s’inflige la jeune femme. Marie-Madeleine au pied de la croix. Mais ces motifs orthodoxes sont tambouillés à la façon d'une brasserie d'alcool fort ne s'enivrant des totems et tabous de la religion que pour y appliquer un filtre surnaturel autrement libérateur. Tout le film est lisible comme une exaltation païenne de la foi et du don de soi, une allégorie radicale contre la morne prière, l’hypocrisie des rites aliénants, l’arrogance des patriarches vengeurs qui, en jugeant à la place de Dieu, commettent une irrévérence sacrilège. Les superbes personnages de Dodo, de Terry et du médecin, eux, font naître de grands moments partagés, une allégresse tranquille, une plénitude heureuse célébrant les vertus bienveillantes de l’amitié, de la complicité, de la camaraderie. Elles accréditent cette certitude intangible qui se manifeste chez Bess, convaincue que la bonté peut accomplir des prodiges. Quand Dodo dit à Jan que sa belle-sœur ne tourne pas rond, il lui réplique qu’elle veut vivre, c’est tout. Vivre donc aimer. Rien ne compte plus que l’amour qui l’a foudroyée et dont elle n’a de cesse de remercier la providence, agenouillée au temple. Elle peut dès lors tout accepter. Elle ne doute pas que le récit de ses aventures maintiendra son amant en vie et que chaque épreuve, y compris la pire humiliation, peut contribuer à le sauver. Quand on lui demande quel talent elle se reconnaît, elle répond sans hésiter : "Je sais croire."


Décidé à prendre ce credo au pied de la lettre, le cinéaste a eu une intuition décisive : délaisser toute précaution vériste et se jeter dans cette histoire improbable avec une totale conviction. Mû par une éclatante énergie, une sincérité renversante, une audace monstre, il ne s’épargne aucun piège. Et surtout pas la déchéance de la "rebelle" livrée à la pire engeance humaine, la solitude sans issue de la "fille perdue" réprouvée par sa propre mère puis à moitié lapidée par les enfants tourmenteurs, enfin cruellement laissée pour compte par le pasteur lui-même. Scènes limites. Scènes déchirantes. Car jamais Trier ne fait le malin avec les paroxysmes qu’il convoque. Film biblique, au sens enflammé du terme, tornade de chair et de sang où se combinent le fugitif et le démesuré, l’ineffable et le sublime, Breaking the Waves est un bloc tellurique d’émotion absolue dont on sort terrassé, un mélo débraillé et éprouvant, échevelé et tourbillonnant, impétueux et éblouissant, sans complexes c’est-à-dire serein et magnifique. Lorsqu'on y hurle au vent, sur des falaises qui font obstacle à la ruée fracassante des vagues, ce sont les incandescences écorchées d’Emily Brontë qui s'incarnent comme rarement à l’écran. Sans cette mise en scène et ce montage délibérément abrupts taillant dans le vif des sentiments, sans ces éclats baroques balayant les vestiges de réalisme social, sans cette sensibilité fiévreuse exacerbant l’écart entre l’évanescence et la plénitude de la matière, l’œuvre serait sans doute lestée de pesanteurs néo-bergmaniennes, entraînée vers une métaphysique que l’auteur réfute sans cesse. Aller si loin, en ayant pris tant de risques, et abandonner Bess à son sort aurait été pire qu’une faute de goût, une erreur impardonnable. L’acte final de Jan et ses copains, l’inhumant dans les flots et lui offrant des funérailles de marin, s’élève aux dimensions du sacré. Comme le tombeau du Christ trouvé vide par les femmes, son cercueil ne contient pas la dépouille qui lui était réservée. Le merveilleux des sagas enfantines (les cloches du paradis, sonnant à toute volée) assure son salut et sa gloire. C’est le mysticisme de Dreyer accordé au lyrisme de Douglas Sirk, la naïveté européenne passée par la générosité utopique de Capra. Le miracle a eu lieu.


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Thaddeus
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le 7 févr. 2021

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