Il n’y a pas si longtemps, l’immense documentariste Frederick Wiseman nous a gratifié d’un édifiant In Jackson Heights, un film qui rendait compte de la tentative d’hyper-gentrification de certains quartiers new-yorkais, ici, le très cosmopolite Jackson Heights du boro de Queens. Wiseman prenait le temps d’expliquer les méthodes plus ou moins scélérates des investisseurs immobiliers pour déloger les petits commerçants, afin d’y installer des enseignes plus juteuses et soi-disant plus attrayantes, le tout financé par des taxes prélevées auprès des habitants eux-mêmes (ce fameux modèle du Business Improvment District qui inspire jusqu’à nos bonnes villes françaises…)


Brooklyn Village, le nouveau film d’Ira Sachs surfe sur cette même réalité de la gentrification. Brian Jardine (Greg Kinnear, remarquable de sobriété) hérite d’un immeuble dans Brooklyn à la mort de son père. Avec sa petite famille, il quitte Manhattan pour s’installer dans l’appartement du défunt. Son fils Jake (Theo Taplitz) se lie vite d’amitié avec Tony (Michael Barbieri), le fils de Leonor, la couturière qui loue de tout temps le local au rez-de-chaussée pour son activité. Très vite, le torchon brûle entre les deux familles quand Brian et sa sœur Audrey, qui veut elle aussi sa part du gâteau paternel, demandent un fort « réajustement » du loyer à Leonor (personnage interprété de manière très juste par la chilienne Paulina Garcia, la récente et magnifique Gloria du réalisateur Sebastián Lelio, ou encore la très déjantée Mami de la Voix off de Cristián Jimenez).


Ira Sachs a déjà évoqué ce problème dans son précédent film, Love is strange, dans lequel un couple de bobos établis et vieillissants de Manhattan n’arrivent plus à vivre sous le même toit, lorsque l’un des membres du couple perd son travail après que le directeur de l’école très catholique où il enseigne découvre son homosexualité.
Dans l’un et l’autre de ces deux films, Ira Sachs est à la fois concerné par cette nouvelle donne économique que par les personnages eux-mêmes. Mieux, en apportant toutes les nuances possibles à la caractérisation de ses personnages, en leur insufflant une dimension humaine aussi riche que possible, il permet de voir combien l’interférence de l’argent est grande sur les relations interpersonnelles.


En effet, voilà deux familles infiniment aimables que l’amitié entre les enfants lie avant qu’elles ne se déchirent, presque malgré elles. On découvre Brian à la réception qui suit les obsèques de son père, affable et stoïque. A la fin de la réception, il descend les poubelles d’un pas ferme, mais arrivé en bas de l’escalier, hors de la vue de tous, il s’écroule et pleure à grands sanglots la disparition de son père. Le cinéaste n’a pas peur de s’attarder sur de telles scènes pour partager l’intimité de ses personnages. Ici, la scène, prenant place très tôt dans le métrage, suffit pour montrer que Brian n’est pas un insensible sans cœur qui ne serait attiré que par le gain. A l’inverse, Leonor, une douce femme que son statut d’immigrée chilienne rend encore plus réservée, sait se montrer manipulatrice, voire mesquine, après que Brian lui a exposé son projet immobilier. Le cinéaste évite le manichéisme, et la lutte des classes qui se dessine ici en filigrane, où la reproduction sociale semble être malheureusement la règle, est nuancée par la réalité vécue par les personnages (les capitalistes, ceux qui possèdent du patrimoine, ne sont pas forcément riches au quotidien).


Mais le sujet encore plus central de Brooklyn Village, ce sont véritablement Jake et Tony. Le cinéaste sait s’attarder sur la naissance et la fragilité de leur amitié. Son point de vue est celui de Jake, un de ces adolescents que l’on dit hâtivement être mal dans sa peau, un peu efféminé (à cause de ses cheveux longs, les camarades de Tony l’interpellent en le surnommant Kathy Perry), possiblement gay. Mais le personnage de Tony est également riche, un jeune légèrement insolent, dont le père est en vadrouille de par le monde pour des raisons professionnelles. On perçoit aisément une deuxième couche beaucoup plus sensible qu’il essaie de protéger dans une gangue de petit dur qu’il s’évertue à construire. Tony est volubile, tactile, et toute cette exubérance est construite intelligemment par Ira Sachs pour montrer combien l’absence paternelle empêche la sérénité et la confiance chez le jeune garçon, alors qu’au contraire l’évolution de Jake est magnifiquement encadrée par la présence de Brian.


Le cinéaste new-yorkais réussit une fois de plus à dessiner brillamment une relation entre deux hommes, qu’on a pu voir dans le très autobiographique et très intense « Keep the lights on », ou encore « Love is strange » déjà cité, même si ici, il s’agit de « Little men » , comme le précise le titre original du film. Quel que soit l’avenir de cette amitié naissante entre Jake et Tony, on devine très clairement combien elle va façonner les petits hommes qu’ils sont et que les adultes contre lesquels ils s’adossent participent à conduire sur un long chemin. Même s’il lui manque d’un peu de matière pour en faire un grand film, même s’il n’arrive pas vraiment à la hauteur des films de Ozu auxquels on le compare souvent, et même si l’ambiance générale du métrage est un peu trop low key, Brooklyn Village est un film attachant et sensible qui mérite d’avoir obtenu le Grand Prix au dernier festival du film américain de Deauville.

Bea_Dls
7
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le 26 sept. 2016

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Bea Dls

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