« Burning » est un film typiquement sud-coréen dans sa façon insolite de nous plonger une fois de plus dans la psyché humaine. C’est encore une expérience indéfinissable qui nous transporte dans un film où les apparences sont trompeuses, les points de vues flous, les personnages intrigants mais semblant échapper à toute vraie approche psychologique et des évènements qui ne seraient pas ce qu’ils sont. Cela veut dire quoi tout cela ? Justement c’est tout le culot du réalisateur : ne rien livrer, c’est à nous de nous approprier le film. Si cette démarche paraît évidente au premier abord, jamais personne n’a poussé aussi loin le questionnement du regard du spectateur. Pour résumer, soit vous plongerez à corps perdu dans les multiples et discrètes subtilités présentes dans le long-métrage soit vous partirez du principe qu’il ne se passe strictement rien et que l’ennui pointera rapidement son nez.
Lee Chang-Dong ne ménage clairement pas sa vision même s’il soigne ses cadrages par une réalisation sobre, souvent posée mais qui sait également se faire vibrante, contemplative dans un récit aéré avec des protagonistes tentant de sortir d’un environnement qui les étouffe. D’un trio sentimental banal, le réalisateur puise le malaise existentiel d’une jeunesse en mal d’identité. Le déplacement est au cœur de la narration même si l’action ne se situe qu’en Corée du Sud. Il y a le souci de trouver des réponses, de retourner vers un passé fantomatique, de scruter la vie de l’autre pour mieux la comparer à la sienne et de se dévoiler sans se perdre. Un pays coupé en deux dont la présence du nord se fait sentir froidement. Ce sont des réflexions profondément philosophiques accrochées à un suspense de thriller. Il n’y a pas de vérité, juste des hypothèses, des suppositions, des jugements justifiables ou non.
Là où le malaise subsiste et faire ressentir la place du spectateur dans le film, c’est cette capacité a finalement nous placer directement dans le trio. Représentant chacun à leur façon une classe sociale qui peut nous toucher (le riche, l’artiste, la voyageuse regroupe l’intellectuel, le travailleur cultivé ou l’instable social), la narration fait en sorte de dresser un parallèle avec notre propre façon de voir les choses et même le monde. C’est un miroir de nos propres fêlures et de nos aspirations qui parfois s’étouffent avec le temps. Jongsu, Haemi et Ben seront ce qu’ils sont non pas par rapport à l’écriture du film mais par rapport à notre réaction vis à vis d’eux. A nous de choisir qui est le méchant, le gentil et la victime (en partant du principe qu’il y en a). La dernière séquence, d’une grande brutalité, finit de nous clouer sur place et de nous interroger sur notre manière de contempler l’existence de l’autre.
Si je suis volontairement vague sur l’histoire, il n’en reste pas moins que « Burning » révèle tout de même de nombreux indices sur son évolution. Le mystère n’est pas seulement existentiel et Lee Chang-Dong marque le récit de nombreuses séquences tour à tour fascinantes, même dans leur simplicité apparente, et envoûtantes. La beauté et le cauchemar sont intrinsèquement liés, comme une danse lascive qui pourrait faire emballer des choix scénaristiques qui ne demandent qu’à exploser. Pourtant, c’est bien l’horreur du quotidien, sa banalité et sa capacité à rendre fou n’importe qui seraient la clé de voûte du film. Quelque soit votre opinion, « Burning » dresse tout de même le constat d’individus qui se consument de l’intérieur, terrassés par une solitude désespérée qui ne trouve son refuge que dans la folie.
« Burning » est un thriller sentimental qui échappe à toute analyse. Chacun fera son propre cheminement devant ce film beau sur la forme et déstabilisant sur le fond. Un voyage qui remet totalement en perspective l’idée du regard vers autrui, du jugement, de la spéculation morale et surtout de l’importance de l’interprétation des paroles ou des gestes. Lee Chang-Dong prend un risque énorme en cherchant volontairement à rester neutre dans l’évolution du scénario. Un essai cinématographique passionnant qui ne demande qu’à mûrir de vision en vision. Regarder « Burning », c’est plonger dans le trou béant de l’Humanité perdue.