Les années 1980. Epoque où après la décennie des nouvelles idéologies et des désillusions qui s'ensuivirent, l'argent est devenu roi, l'apparence est devenue le point névralgique de tout individu, le futile occupe l'esprit avant l'utile. C'est l'ère Reagan, le règne du consumérisme vampirisant de plus en plus la société, l'époque où le financier prend le dessus sur le politique, le tournant de la Rigueur instauré en 1983 par le gouvernement Mauroy après deux ans d'Illusions Socialistes. La gauche perd du crédit face au peuple, lequel commence à s'abstenir de se rendre aux urnes ou se laisser tenter par le vote extrême.
C'est également la décennie où le petit écran cathodique mute tranquillement, sortant du cadre poussiéreux des émissions de variétoche de Maritie & Gilbert Carpentier et autres Michel Drucker, se transformant en boîte à sensations fortes, incarnation du Vidéodrome cronenbergien. Le bling-bling s'immisce dans les foyers, strass et paillettes sont de plus en plus omniprésents, une nouvelle chaîne est créée sous l'égide de l'Empire Berlusconi. Face à la crise, aux temps difficiles, du pain et des jeux, de la violence et du sensationnalisme, mets favoris de la populace, jetés directement chez soi.


Evidemment, cela ne suffit pas. Le croustillant, l'attractif, ce qui fera vibrer la ménagère de moins de 50 ans, n'est plus seulement l'apanage du spectaculaire, du lumineux, du clinquant. Les caméras devront également s'inviter dans l'intimité des personnes, hommes ou femmes avides de leur quart d'heure de célébrité promis par Andy Warhol. Célébrité pouvant alors se transformer en humiliation par le biais de la télévision, boîte à images n'hésitant pas à dévoiler les aspects peu reluisants de tout un chacun.
C'est là qu'intervient Pascale Breugnot. Productrice, elle sera à l'origine de cette nouvelle mode appelée "reality show" qui va contaminer le tube cathodique dans les années 1980-1990 ; une série d'émissions allant plus loin dans le racolage "Psyshow", "Sexy Folies", "Perdu De Vue", "Témoin Numéro 1"... Même un magazine sera destiné à réconcilier les villages, "Mea Culpa", dévoilant à ces intelligents de citadins ces imbéciles de campagnards se chapardant pour des broutilles ! La dame produira même une émission sur les rapports hommes-femmes avec... Caroline Loeb, qui chanta autrefois que la ouate est la matière qu'elle préfère.


Le summum est atteint avec une création monstrueuse, "Tout Est Possible !", titre prophétique à plus d'un titre sur les limites de ce qui peut être montré dans les médias : une compilation de tous les fonds de tiroir/poubelle/toilettes (rayez les mentions inutiles) proposés chaque semaine dans les kiosques par les tabloïds et autres magazines pour salons de coiffure ; l'émission, par ses procédés racoleurs, devient alors le symbole de la « télé-poubelle », terme trouvé par l’intelligentsia parisienne pour dénoncer cette horreur et son présentateur et siffler la fin de récréation. Attitude hypocrite en soi, ces journalistes découvrant alors du jour au lendemain ce qu’est en train de devenir le PAF depuis une décennie. TF1 ira jusqu’à se « prosterner » et prôner la « quête de sens » de sa grille de programmes, virant sans ménagement Breugnot, pourtant adulée plusieurs mois auparavant pour ses 75 % de parts de marché…


Pendant ce temps-là, en Belgique, une émission de reportages décide de se démarquer de cette vague française de shows en y ajoutant une caution « artistique » ou «auteurisante». Diffusée dès 1985 sur la RTBF, l’émission met déjà en avant son décalage par son titre : Strip-Tease, et propose une approche originale à l’époque dans son dispositif. Traiter des sujets de faits de société, voire de la vie quotidienne, sans ajout de mise en scène : pas de commentaire, pas de musique, juste les protagonistes filmés dans leur vie de tous les jours. Certains sujets deviendront cultes tels un adepte du tuning (www.youtube.com/watch?v=cznzauWyaZ4), un homme construisant une soucoupe volante (www.youtube.com/watch?v=SHJ1HL4eMLQ), une famille découvrant les merveilles de l’informatique (www.youtube.com/watch?v=9EIWG6hMYqo), une famille néo-nazie (https://www.youtube.com/watch?v=SExhrZ6Y9pk)…
N’étant pas dupes de cette supercherie, de cette « quête de sens » déjà cherchée par la RTBF au milieu des années 80, et s’interrogeant sur jusqu’où pourraient descendre les journalistes et la télévision dans la compromission et la bassesse pour dénicher un scoop, trois trublions liés d’amitié depuis leur rencontre à l’INSAS, école de cinéma de Bruxelles, décident de répondre par le mauvais goût et la farce saupoudrée d’humour très noir. Un jeune réalisateur ayant touché au dessin et à l’animation, un cameraman et directeur de la photographie et un jeune acteur de théâtre étudiant à l’école de graphisme de Bruxelles. Le trio Rémy Belvaux-André Bonzel-Benoît Poelvoorde est formé.


Après une première expérience sous forme d’un court-métrage parodique sentant déjà la blague entre potes, bande annonce d’un film inexistant, « Pas de C4 Pour Daniel-Daniel » (https://www.youtube.com/watch?v=fIYm3rv7iok), la bande se lance dans l’aventure du long-métrage, avec des moyens dérisoires : tournage en 16 mm, équipe réduite, participation d’amis devant la caméra, montage effectué chez la maman d’André Bonzel…
« C’est Arrivé Près De Chez Vous » est né. Faux documentaire en noir et blanc, le métrage raconte comment une équipe de télévision à la recherche de sensationnalisme se met à suivre Ben, un tueur, doté d’une bonne culture populaire et d’un certain professionnalisme dans son « activité », ne s’attaquant qu’aux petits gens et aux personnes âgées, préférant « travailler petit mais que ça rapporte gros». L’équipe, d’abord passive face aux faits et gestes du tueur, écoutant ses aphorismes et poèmes improvisés face caméra, s’impliquera de plus en plus dans les évènements, jusqu’à la complicité en bonne et due forme, tout en continuant de filmer pour leur reportage.


Sélectionné à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 1992, le film fera sensation auprès des festivaliers et de plusieurs jeunes réalisateurs, dont un certain Quentin Tarantino, présent lui aussi à la manifestation Cannoise pour sa première œuvre, « Reservoir Dogs », projeté hors compétition. Le film est remarqué par la profession, laquelle lui décerne le Grand Prix de la Semaine de la Critique, et fera le tour du monde, devenant au fil des années un film culte, admiré pour son jusqu’au-boutisme et son humour noir. Poelvoorde devient alors dès son premier film un jeune espoir à suivre au sein du cinéma francophone.


Ce n’est pas la première fois que le 7ème Art s’intéresse aux possibles dérives du journalisme et de la télévision. En 1983, Yves Boisset, avec « Le Prix Du Danger » (www.youtube.com/watch?v=QC0dAqp_dEI) projette son protagoniste principal dans une traque à l’homme filmée par les caméras de télé ; en 1980, Bertrand Tavernier dénonce la « dictature du voyeurisme », en mettant en scène une femme atteinte d’une maladie incurable filmée à son insu par une chaîne de télé par une caméra implantée dans son œil. (www.youtube.com/watch?v=UmZs8uj8ldQ).
En 1980, un film choc, déjà, mettait en garde contre l’envie du système médiatique d’abreuver le public d’images toujours plus sensationnelles ; il s’agit de « Cannibal Holocaust », long-métrage à la réputation sulfureuse puisque son réalisateur sera condamné par la justice italienne pour cruauté envers les animaux. Mais là où Ruggero Deodato cultive une certaine ambiguïté en réalisant une charge contre les médias tout en proposant un film d’exploitation remplie de scènes flattant les bas instincts du spectateur, les réalisateurs belges décident d’user d’une tout autre méthode : déclencher un avertissement contre les dérives de la presse tout en faisant preuve, par les poèmes et aphorismes savoureux de son tueur, d’une certaine ironie et d’un humour cruel, pour ensuite mieux secouer son spectateur via un dernier tiers plus dramatique.


Aujourd’hui, rien n’a changé. Mathieu Kassovitz, en 1997, proposera à son tour son interrogation sur la puissance de l’image sur les jeunes générations, et subira une véritable tempête critique au Festival De Cannes (https://www.youtube.com/watch?v=L10w7JoU-tI). la télé-réalité, étape supplémentaire vers la dégénérescence du PAF a peu à peu envahi les grilles de programmes dans le courant des années 2000. Le clash et le buzz règnent en maître dans le tube cathodique devenu entre temps écran plat, smartphone ou tablette, au détriment de la réflexion et du débat. La quête de sens est à son comble.

HuriotDavid
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le 4 avr. 2018

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David Huriot

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