S’il fallait, pour Call me by Your Name, retenir un seul thème, le doter d’une colonne vertébrale unique, ce serait celui de la Synthèse ; sa capacité stupéfiante à rassembler des éléments présupposés antinomiques pour défier, constamment, le sens commun ; à caresser d’une étreinte unique les passions spécifiques et les attractions universelles ; son ambition de flatter tout à la fois l’âme, le corps et l’esprit. Les critiques ont raison d’évoquer tour-à-tour l’orchestre des désirs singuliers, la sensualité bouleversante de deux êtres et la beauté élégiaque de cet univers suspendu dans le temps et l’espace où s’entrelacent l’apprentissage de soi et la découverte de l’autre, si précieux.


Le Monde d’Hier


Call me by Your Name, à l’évidence, embrasse l’idée d’offrir au public un idéal humain, social et intellectuel, sans refuser le piège de la représentation bourgeoise évoquant tantôt l’Europe empruntée de Zweig, tantôt la furya italienne décomplexée et coupable de l’excellent The Talented Mr Ripley. Un univers suspendu, donc, où la volupté des corps s’affiche comme le discret négatif des esprits fiévreux, dominés, soumis aux plus belles des passions et où deux champions, deux hommes, deux âmes, tissant lentement au sein même des vallées italiennes les plus fertiles le firmament doucereux d’une romance légère, grandiose, balbutiante et terrible.


Ici, la quête éternelle d’Oliver et du père d’Elio de vestiges latins à même de colorer leur compréhension du monde antique illustre l’ambigüité d’un jadis jouisseur et limitant, où l’ombre n’est plus seulement l’absence de lumière, mais aussi le terreau fécond des éclats à venir. On devine derrière la quête de l’autre la quête plus véritable de soi, le désir de rattacher son identité à un agrégat éternel et complexe et l’ambition naturelle d’offrir du sens au monde, en filmant les corps réels et leurs avatars d’airain avec une élégance et un appétit similaire, comme autant d’éclats sybarites offerts à nos yeux dévorants.


Babylon has fallen, aye! But Babylon endures


L’ambiguïté sans âge de la beauté des vestiges romains fait écho celle d’Oliver, plus Hercule qu’Apollon, exotique et pourtant familier. La réconciliation, toujours, de pressentis contraires et dominants. Le passé, qu’il soit réel ou fantasmé, est un personnage à part entière de Call me by Your Name. Pour s’en convaincre, il faut voir comment une passion commune pour le vénérable antique réunit d’abord nos deux personnes, comment le passé sert à réconcilier nos deux amants assoupis, encore incapables de se comprendre ; et comment, enfin, il structure leurs premiers entrechats maladroits, abrupts et rauques. Il faut voir se dresser entre nos deux amants en devenir ce monument érigé à la gloire des cohortes italiennes foudroyées sur les rives du Piave symbolisant la partition ambiguë des désirs et le rôle des anciens italiens, tout à la fois promoteurs et censeurs des appétits nouveaux.


Car ici, la curiosité intellectuelle s’affirme comme une avant-garde des appétits transcendants, aucun domaine de la pensée ne se dérobant tout à fait aux protagonistes : cette ambition qu’ont l’ensemble des personnages de Call me by Your Name d’interroger l’altérité, s’affirmant comme une condition sine qua non de l’excellence dont ils font preuve lorsqu’ils se muent, le temps d’un dialogue, en exemples à suivre, en parangons, en êtres suprêmes ; en statues érigées à la gloire de l’intelligence et de la compréhension, articule l’intégralité de ce récit doucereux.


Itinéraire(s) Interrompu(s)


Reste une fin difficilement soutenable, sublimée par l’excellence d’un Michael Stuhlbarg et la détresse-privilège d’un Timothée Chalamet capable, d’un ultime regard caméra, de foudroyer le cœur de toute une audience acquise aux souffrances intimes et familières qui l’accablent. Fallait-il qu’Elio, rencontrant Oliver, interrompe ses transhumances éthérées ? Fallait-il que la parenthèse inattendue se referme ?


Call me by Your Name, ici, épouse les formes d’un roman d’apprentissage où l’expérimentation douce-amère des sensations et des sentiments préfigurent l’éclosion d’une maturité réelle sans arracher à son auteur l’innocence-terreau qu’il possède encore. Merci à ce film, donc, de ne jamais chercher à faire surbriller la raison ; merci à ce film de contribuer à l’avènement de la modération ; merci à ce film, enfin, de nous rappeler qu’aucune orientation sexuelle ne possède le monopole de la grâce.


« Il reste que l’aile du temps
assombrit d’une gloire de neige
l’impassibilité de ton front.
»


« Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
e questa siepe, che da tanta parte
dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
spazi di là da quella, e sovrumani
silenzi, e profondissima quïete
io nel pensier mi fingo; ove per poco
il cor non si spaura. E come il vento
odo stormir tra queste piante, io quello
infinito silenzio a questa voce
vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
e le morte stagioni, e la presente
e viva, e il suon di lei. Così tra questa
immensità s’annega il pensier mio:
e il naufragar m’è dolce in questo mare
. »

Curtisian
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le 16 mars 2018

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Curtisian

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