Candy Mountain est de ces films pour lesquels on peut éprouver une profonde sympathie sans pour autant être capable d'en expliciter les raisons de manière très intelligible. Un de ces coups de cœur personnels que l'on voudrait recommander à la planète entière dans un premier temps, avant de regagner les sphères de la lucidité (relative) et réaliser qu'il ne peut pas, presque par définition, plaire à tout le monde. De par l'absence d'enjeux narratifs forts et évidents de prime abord, beaucoup se sentiront abandonnés sur le bord du chemin.


S'il fallait sortir l'artillerie lourde, on pourrait facilement évoquer une lointaine parenté avec deux grands classiques de Wim Wenders, Alice dans les villes (1974) et Au fil du temps (1976, au succès malheureusement plus relatif), pour leur appartenance commune au domaine du road trip et de l'errance. Un cheminement géographique, bien sûr, mais aussi intellectuel, personnel, dont les personnages interprétés par Rüdiger Vogler chez Wenders seraient les archétypes absolus. Wenders qui s'inspirait lui-même de la route comme motif essentiel de la culture américaine, la route de la Beat generation qui s'envisageait comme un maillon important, comme une finalité. La destination finale importe peu, c'est le chemin parcouru qui compte, et on rejoint ici la vision de Nicolas Bouvier dans son récit de voyage L'Usage du monde : "Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt c'est le voyage qui vous fait ou vous défait." Dans ce contexte-là, on n'est guère surpris d'apprendre que l'un des deux non-cinéastes (le premier est avant tout photographe, le second écrivain) de Candy Mountain, Robert Franck, était proche de Jack Kerouac et Allen Ginsberg.


Tout ça pour quoi ? Pour raconter l'histoire de Julius, un pauvre type attiré par l’appât du gain qui se lance à la recherche d'un certain Elmore Silk, luthier de renom, pour le convaincre de retourner dans l'industrie fort lucrative de la fabrication de guitares. Peu à peu, au fil des rencontres aussi loufoques qu'incongrues, à travers les États-Unis et le Canada, au fil du temps, l'imbécile apprend. Par lui-même, ou presque. Quelques séquences comiques, avec le running gag du changement de véhicule (malveillance, accident, hasard et autres malchances), et romantiques, lors de la rencontre émouvante avec Bulle Ogier, confèrent au film une saveur toute particulière, faite de sentiments bigarrés et de rencontres hautes en couleur. Un peu comme dans Trust me de Hal Hartley ou Taking Off de Miloš Forman, on ne sait jamais trop quel regard poser sur cette faune surprenante, insaisissable, et éprise de liberté.


Il y a aussi des passerelles à dresser avec l'univers cinématographique de Jim Jarmusch, que ce soit pour les aspects liés au road movie original (viennent à l'esprit Down By Law dans lequel figurait... Tom Waits, et Mystery Train dans lequel figurait... Joe Strummer) ou pour cette capacité à savoir bien s'entourer. On ne compte plus les artistes amis de Jarmusch qui apparaissent dans ses films. Ici, la liste est plutôt longue : Tom Waits, Joe Strummer, Dr. John, Leon Redbone, Arto Lindsay, et David Johansen (des New York Dolls). Mais s'ils apparaissent à l'écran, c'est de manière épisodique, et comme chez Jarmusch, ce n'est pas dans leurs habits de musiciens : c'est dans des rôles excentriques ou anecdotiques plutôt inattendus. La musique très discrète ne provient pas de cette belle brochette, mais on se l'invente assez naturellement. Joe Strummer en pote armé et violent, Tom Waits en riche propriétaire et en peignoir : on est bien loin de leurs images respectives. De nombreuses références, de nombreuses personnalités, de nombreux univers convoqués ici et qui s'entrechoquent pour mieux se mêler les uns aux autres. C'est cette liberté de création, aussi, qui en embêtera certains et en portera d'autres, une approche très particulière qui fera tout le sel ou toute l'amertume de cette sucrerie à destination de quelques uns.


Version pour les attardés : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Candy-Mountain-de-Robert-Frank-et-Rudy-Wurlitzer-1988

Morrinson
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le 28 mai 2016

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