Comment passe-t-on à coté d'un film ? Il n'y a rien de plus simple ! La meilleure façon de voir un film sans le comprendre, c'est de ne pas y réfléchir, de ne pas l'éprouver du tout. Pour cela, restez bien installés sur vos préjugés. Vous êtes confortablement assis ? Bien. Maintenant, songez à tous ces films plein de couleurs et d'action qu'on vous a fait avaler pendant des mois et des années. Ah ! Comme cela a été agréable, n'est-ce pas ? Comme vous voudriez revoir encore un bon vieux film rassurant, où lorsque le héros est mis en péril lors du compte à rebours d'une bombe, vous frémissez sous l'effet de l'adrénaline, car ce "5... 4... 3..." signifie à coup sûr que notre protagoniste va la désactiver, juste à temps ! Vous vous préparez à être emportés par le rythme haletant et frénétique d'une suite d'événements incessante, par une succession de gros plans sur les personnages qui vous indiquera exactement quelle émotion ressentir, si par le plus grand des malheurs vous étiez insensibles aux lourds indices musicaux des violons ou des cuivres. Surtout, surtout, espérez bien fort que le film que vous allez voir ne durera que le temps de sa projection au cinéma, que vous serez rassurés à la fin, jamais inquiétés, et que vous n'aurez jamais à devoir penser autre chose que "j'ai aimé" ou "je n'ai pas aimé".


... Ou alors, vous pouvez vous installer devant votre écran, prêter attention à ce que vous entendez, à ce que vous voyez, à ce que vous percevez. Vous pouvez accepter que le cinéma ne suscite pas que des émotions plaisantes, qu'il mette parfois mal à l'aise. Vous pouvez vous émanciper de vos préjugés et saisir vos souvenirs comme simples indices, et non plus comme des tuteurs de l'appréciation pseudo-subjective (en réalité bien peu subjective). Vous pouvez faire cet effort de ne pas évaluer un film simultanément à son visionnage, pour mieux l'interpréter lorsque vous l'aurez assimilé et reconstitué à votre propre regard, car, oui, votre regard est partie prenante d'un bon film.


Revenons-en à Canine. Si l'origine sémantique française se laisse à moitié oublier (est canin ce qui se rapport aux chiens), le mot est plus explicite en grec ou en anglais : "la dent du chien". Et c'est bien de chiens dont il est question. Trois jeunes gens sont enfermés dans la propriété de leurs parents, coupés du monde et de toute influence extérieure pour être mieux dressés par leurs parents. La limite entre l'éducation et le behaviourisme semble avoir totalement disparue. L'allégorie est rendue explicite lors de la scène où le père de famille part chercher le chien qu'il a laissé au centre de dressage. Il y apprend qu'il doit attendre la fin du processus de dressage pour que celui-ci soit mené à bien - car son chien ne s'avère pas très obéissant. Qu'importe ! Si le chien n'est pas là, les enfants le remplaceront. Ils ont appris les règles nécessaires et obéissent servilement et amoureusement à leurs parents, ils savent aboyer, ils savent accourir lorsqu'on les appelle (quand bien même n'ont-ils pas de noms), ils éprouvent une antipathie naturelle à l'égard des chats.


Mais quand seront-ils suffisamment mûrs pour quitter le domaine familial ? Quand les poules auront des dents ! Ou plutôt, lorsqu'ils perdront la leur : cette dent de chien, cette canine, preuve de leur animalité. La puberté n'était qu'une étape dans le processus d'asservissement, car ce sont là encore les parents qui dictent les conditions du plaisir filial. Loin de se douter que leurs filles aussi ont des envies ou des pulsions (érotiques pour la cadette, morbides pour l'aînée), ils font entrer le loup dans la bergerie et oublient de surveiller ses appétits lorsque ceux-ci outrepassent leurs attentes. Là où le plaisir n'apporte que satisfaction égoïste et contentement servile, la violence apporte dans son sillage le désir de la transgression. Mais comment briser les règles lorsque ces règles sont une part de nous-mêmes, est-ce même possible ? La force de transgression est avant tout une force autodestructrice car la règle intériorisée n'est pas seulement une loi, mais une partie de soi qu'il faut détruire pour transformer sa vie. S'émanciper aussi est un processus en plusieurs étapes. C'est un processus à peine perceptible et qui débute avec le sentiment de curiosité. Grandir, c'est voir ailleurs que là où on notre regard a appris à se porter.


Canine est un film lent, un film désagréable, un film insatisfaisant. Il semble ne rien s'y passer d'autre que de superficiels événements ponctués de mini crises qui troublent par leur crudité. Mais si ce qui était à voir se cachait là où on ne le regarde pas, quand l'ennui nous fait oublier le temps qui passe, dans les interstices incongrus de l'étrange ? A regarder distraitement cette fable inhabituelle, on se laisse emporter par sa logique, on ne fait plus attention aux plans fixes qui durent trop longtemps, aux mots qui ne signifient plus ce qu'ils ont toujours signifié mais autre chose, aux habitudes étranges de ces enfants qui sont des adultes. On n'y fait plus attention, et les parents non plus. C'est pourtant dans cette familière étrangeté que se niche discrètement la rupture. C'est paradoxalement par le silence et la superficialité que ce film est si expressif, et si profond. Comment regarde-t-on un film ? En regardant aussi à travers lui, dans ce qu'il ne dit pas, ce qu'il ne montre pas.

Shield
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le 11 août 2015

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