Avec cette mise en scène, que ne renierait pas Wong Kar Wai version In the mood for Love, la discrétion des sentiments sied parfaitement à une nomenclature esthétique au souffle court, qui fait prédominer la hantise du désir plutôt que l’expression d’un amour fougueux. A travers l’échancrure d’une porte, la fissure d’un pare brise, derrière l’objectif d’un appareil photo, ou le flou embué d’un miroir, Todd Haynes dévisage avec finesse et raffinement le rapprochement, la transparence de deux êtres en quête d’absolution, une histoire d'amour dans une époque marquée par son conformisme.
Sous couvert de l’actualité de notre époque, avec le mariage gay et l’évolution des mœurs, le réalisateur se détache d’une politique identitaire malhonnête, et n’en fait jamais un cas d’école racoleur, mais puise dans un schéma narratif d’une grande dignité. Car si l’homosexualité est évoquée (question de moralité par rapport au mariage du personnage de Carol), elle n’est jamais nommée.
La prise de position sentimentale et existentielle, se situe dans un horizon plus large, qui entoure la place d’une femme dans les années 1950, quant à ses choix et son apparence dans la société. Le milieu du métrage voit la genèse d’une sorte de voyage de quelques jours, prenant une allure « road movie », où Thérèse et Carol s’uniront pour la première fois. Mais de ce premier ébat charnel, qui sera sous écoute, Thérèse se sentira coupable quant aux conséquences de cette liaison, de cette prise de liberté. Chemin de croix, qui résume toute la gravité du film, qui, s’il tire vers le mélodrame, s’avère tout autant dessiner les traits d’un récit initiatique dans une époque conservatrice qui semble, parfois, étrangler son espace.
Derrière cette signalétique qui se dissocie peu à peu d’un académisme plombant pour rejoindre un classicisme feutré, proche de l’élocution d’un James Gray, se dresse un écrin visuel d’une rare beauté, qui effleure avec merveille sa direction artistique, la pulsation et l’odeur même de son environnement, passant de quartiers qui véhiculent ce luxe d’une classe aisée alimentée au banquet et au repas dinatoire mondain face aux petits quartiers et les bars qui transpirent la middle class un peu bohême au questionnement ad vitam aeternam.
La force presque invisible de Carol, n’est pas d’incarner le désir (l’anti thèse de la vie d’Adèle malgré sa sublime scène de sexe) mais se situe dans sa capacité à raturer la conscience et l’inconscience de ce rapprochement, à délier son histoire d’amour par la rupture sociale qui à la fois, sépare et unit, les deux protagonistes quant à leur décision. Sur le fil et toujours empreint d’un certain mystère, cet amour est la frontière qui prend la forme d’une scission, l’image de cet amour maudit et interdit, qui doit faire face à l’envie de grandeur de la part d’une future photographe à la recherche de sa vie, et le combat d’un mère qui fait tout pour sauver sa place dans le paysage familial de sa petite fille.
Todd Haynes, avec cette réadaptation du livre de Patricia Highsmith entre les mains, aurait pu bousculer les barrières et écrire un pamphlet sur la liberté des mœurs, mais le réalisateur s’évertue à iconiser ses actrices, le fétichisme de leur geste quotidien, la rigidité des mouvements enclavés dans l’étroitesse de son décor par l’élégance de sa réalisation et profite de ce moment pour tracer les contours de deux visages, de deux sublimes portraits de femmes, qui explosent au grand jour par leur dignité et leur délicatesse.
Révélatrice de la grâce de l’écriture du métrage, cette séquence de plaidoyer par Carol, lors de l’audience qui sanctifie le sort de son divorce, ce n’est pas un discours militant qui résonne, mais l’éloquence d’une femme libre, responsable d’elle-même et capable de juger du bienfondé de sa santé et de sa vie conjugale. De sa stature et sa noblesse, qui se rapproche de son rôle dans Blue Jasmine, Cate Blanchet alimente son aura aussi désuet qu’hypnotique. Mais de cette œuvre, c’est avant tout Rooney Mara, une grande actrice, qui éblouit par sa douceur et sa réserve. Jamais à la recherche de l’ostentatoire tout ne cédant pas aux sirènes du dolorisme cinématographique actuel, Carol se révèle poignant par les brèches de ses tourments et la pudeur de son ambition.
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