Two Lovers
Avec cette mise en scène, que ne renierait pas Wong Kar Wai version In the mood for Love, la discrétion des sentiments sied parfaitement à une nomenclature esthétique au souffle court, qui fait...
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le 13 janv. 2016
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La scène se passe au début des années 50, quelques jours avant Noël, dans un grand magasin de Manhattan où la jeune Therese Belivet (Rooney Mara) travaille comme vendeuse. Dans l'atmosphère chaotique du magasin, son regard discerne tout à coup quelqu'un. Ce regard surpris appelle, dans un contrechamp, l'apparition majestueuse de Carol Aird (Cate Blanchett). Elle se retourne, leurs yeux se rencontrent. C'est par cette scène classique de love at first sight que commence Carol. Une note délicate est tout de suite trouvée, elle va résonner partout dans ce film très maniéré qui exalte sa manière. Celle-ci n'est pas néoclassique comme dans Le Pont des espions, elle est plus étrange, elle cherche moins à retrouver l'esprit du cinéma des années 50 qu'à en contempler le souvenir à travers une vitrine. En sacralisant tout de suite l'allure de Carol, son vison, son étui à cigarettes, son vernis à ongles, le film prend le risque de ressembler à un grande et belle vitrine de Noël où s'allume, par la magie d'un regard amoureux, un visage de poupée.
Ce visage est celui de Cate Blanchett, actrice idéale pour le rôle. La perfection technique de son jeu ne fait plus voir que ses artifices, un peu comme chez Isabelle Huppert en France. Cette artificialité convient pourtant parfaitement au projet du film : Haynes expose tout de suite un théâtre de poupées filmé dans un esprit nostalgique, en pellicule 16 mm.
« Elle avait conscience des secondes qui passaient, de la fuite du temps irrévocable du bonheur. »
Dans le roman de Patricia Highsmith dont Carol est l'adaptation, la rencontre amoureuse suscite chez Therese un effroi qu'on ne ressent pas dans le film de Todd Haynes. Cet effroi était celui d'Highsmith, dont l'oeuvre, très puritaine, a toujours été hantée par le trouble homosexuel (dans Le Talentueux Mr Ripley notamment). Dans la préface tardive de Carol (1989), Highsmith explique qu'elle était Therese Belivet, la vendeuse du grand magasin, elle dit avoir été littéralement transportée par la vue de l'élégante cliente du magasin, au point de tomber malade en rentrant chez elle. Elle a ensuite commencé à écrire l'histoire de Carol, roman d'amour lesbien publié sous un pseudonyme en raison des bienséances.
Ce contexte moral est très atténué dans le film de Todd Haynes, il se résume à quelques scènes de bureau où il est question des soupçons de conduite immorale qui pèsent sur Carol Aird et de son combat pour la garde de sa fille. Ces scènes s'inscrivent typiquement dans un schéma mélodramatique, mais elle me paraissent secondaires. Carol, malgré ses six nominations aux Oscars, est très loin de ressembler à un film porteur de discours (ce qu'était Dallas Buyers Club en 2014), on ne peut y déceler aucune revendication communautaire. La société américaine des années 50 est bien représentée à travers les personnages secondaires (dont le mari de Carol Aird), mais ce qu'elle réprouve si fortement ne forme qu'un arrière-plan vague sur lequel se projette un rêve d'amour. Carol parle moins d'un amour étouffé sous le vernis des apparences sociales que d'une passion qui se nourrit de regards. Dans une chambre de motel, le soir du Nouvel An, Carol embrasse Therese pour la première fois, elle caresse son corps, elle admire sa jeunesse et sa beauté, elle se déshabille et veut éteindre la lumière, mais Therese exprime son désir de la voir nue. Jouir du simple fait de voir et retrouver la jouissance de ce qu'on appelait, dans le langage classique, un transport : voilà sur quelle abstraction Carol faire reposer son histoire. L'issue du transport ne peut être qu'un autre transport, réitéré dans la scène finale. Les rôles s'inversent, la jeune vendeuse est devenue un objet ravissant, qui surgit dans un restaurant pour frapper Carol de stupeur. Leurs yeux se rencontrent encore. Le film peut s'arrêter.
Dans le roman de Patricia Highsmith, le second transport est décrit en ces termes : « Elle s'immobilisa à l'entrée, parcourut les tables du regard. Quelqu'un jouait du piano dans l'ambiance tamisée. Elle ne l'aperçut pas immédiatement, cachée dans l'ombre à l'autre extrémité de la pièce. Carol ne la voyait pas. Un homme était assis face à elle, le dos tourné. Carol leva lentement la main et repoussa une mèche de cheveux, de chaque côté. Therese sourit parce que ce geste était Carol, et c'était Carol qu'elle aimait et aimerait toujours. Oh, différente maintenant, parce qu'elle était différente, nouvelle, et c'était comme refaire connaissance, mais c'était toujours Carol et personne d'autre. Ce serait Carol, dans un millier de villes, un millier de maisons, dans des contrées étrangères où elles iraient ensemble, au ciel comme en enfer. »
Il faut être un grand cinéaste pour se tenir à la hauteur de ces phrases. Cette scène finale est pour moi un moment d'anthologie, elle a l'intensité des plus grandes scènes de rencontre du cinéma. La jeune fille qui entre dans le restaurant n'est plus seulement le petit ange tombé du ciel décrit par Carol Aird au début du film, elle a pris la forme d'une apparition miraculeuse, d'une bonne nouvelle, elle est devenue cet objet frappant qui saisit Carol, la captive. Les cordes de la partition de Carter Burwell n'ont plus alors qu'à s'envoler pour accompagner ce mouvement violent et souterrain qui est celui de la rencontre amoureuse et pour le faire émerger à la surface laquée du film, sur le visage poudré de Cate Blanchett. La fin de Carol est un état de grâce.
Créée
le 22 janv. 2016
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